Crédit photos : © Opéra Royal de Wallonie-Liège – Jonathan Berger
On en a vu d’autres : La Bohème sur la lune, Iphigénie dans un Ehpad, Tosca chez les nazis, Le Vaisseau fantôme dans un centre de fitness… Alors pourquoi pas Onéguine chez les Soviets ? Même si rien, mais absolument rien, ni dans le poème de Pouchkine, ni dans la musique de Tchaïkovski, n’annonce la révolution sociétale et politique à venir – et encore moins l’avènement du communisme –, on serait prêt à accepter cette relecture
(imaginée par le metteur en scène Éric Vigié) si elle était porteuse d’émotions en phase avec celles suscitées par la musique. C’est hélas rarement le cas…
À l’acte II, la maison de Madame Larina a été saccagée par les bolcheviks qui ont pris le pouvoir, ce que symbolisent un clocher à bulbe tombé au sol et brisé, ou encore, au dernier acte, les immenses statues de Lénine et Staline écrasant toute la scène. Les soldats (parmi lesquels Onéguine, devenu un dignitaire bolchevik) festoient bruyamment et brutalisent Madame Larina et ses gens en les forçant à danser et à chanter sous la menace de fusils braqués sur eux. Outre le fait que le décalage avec la musique rutilante de Tchaïkovski s’avère assez gênant, le fait de voir cette scène quelques jours après le Guillaume Tell marseillais où le même procédé était employé pour le ballet de l’acte III suscite une certaine lassitude – d’autant que l’idée a déjà été mise en œuvre de nombreuses fois, notamment dans le Guillaume Tell londonien de Michieletto [1]…
Tout cela ne serait pas très grave si l’émotion était au rendez-vous, mais ce n’est pas toujours le cas… L’affrontement entre Onéguine et Lenski par exemple, l’une des scènes les plus fortes de tout le répertoire lyrique, laisse de marbre… Le dernier acte est plus convaincant, avec cette Tatiana devenue une star de cinéma adulée des foules, mariée à un haut dignitaire bolchevik, et le duo final chanté sous l’œil de Grémine dont les sbires se saisiront d’Onéguine après que Tatiana l’aura éconduit, sans doute en vue d’une exécution sommaire… Mais le fait de montrer Tatiana présentant à ses invités son dernier film (Jalousie) pendant l’air de Grémine est une fausse bonne idée : il faut tout le talent d’Ildar Abdrazakov pour continuer à écouter et regarder le chanteur et rester concentré sur la musique pendant que défilent derrière lui les images en noir et blanc dudit film…
Du talent, la basse russe en a à revendre, et son air fut, musicalement, un des moments forts de la soirée. Timbre profond, ligne de chant soignée, émotion constante, reprise chantée intégralement piano : Ildar Abdrazakov remporte la plus belle ovation de la soirée. Mais globalement, toute la soirée est, sur le plan musical, une très belle réussite. L’orchestre et les chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège se sont montrés en bonne forme : les cordes pourraient, ici ou là, faire preuve de plus d’homogénéité (prélude du deuxième tableau de l’acte I), et l’on a peut-être entendu des formations accompagner avec plus de fluidité et une plus grande puissance d’évocation la fameuse scène de la lettre ; mais la prestation est dans son ensemble plus qu’honorable, d’autant que l’orchestre est conduit avec précision, sensibilité et poésie par Speranza Scappucci, à qui on ne reprochera guère que quelques petites chutes de tension ici ou là, ou encore certains choix personnels un peu déroutants (certains tempi très lents par exemple, comme dans l’intervention de Lenski lançant le finale du second acte : « Sous ce toit… »).
La distribution tient toutes ses promesses. Le timbre un peu dur de Zoryana Kushpler, celui, plus rond et plus soyeux de Margarita Nekrasova permettent de caractériser efficacement Madame Larina et la Nourrice. Thomas Morris, remplaçant Guy de Mey initialement prévu, détaille les couplets de Monsieur Triquet avec une très grande clarté dans la diction. Maria Barakova, timbre chaud, projection facile, fait une très belle impression en Olga et donne envie de réentendre l’artiste dans un rôle plus important. Il existe peut-être des Lenski au timbre plus immédiatement séduisant que celui d’Alexey Dolgov. Mais la voix du ténor a pour elle de posséder des couleurs très personnelles et surtout d’être immédiatement vectrice d’émotion : le chanteur remporte un très beau succès personnel auprès du public.
Vasily Ladyuk est un Onéguine au chant probe, percutant, un peu placide cependant – sauf au dernier acte où la passion brûlante du jeune homme pour Tatiana est parfaitement exprimée dans un duo final très émouvant. Enfin, Ruzan Mantashyan est une Tatiana infiniment attachante : élégante et très à l’aise scéniquement, elle délivre un chant à la fois soigné et habité. La voix, fraîche et colorée, semble a priori ne pas être extrêmement puissante. Pourtant la soprano se montre capable, aux moments cruciaux de l’action, de fort belles envolées lyriques au cours desquelles elle domine sans aucune difficulté ses partenaires et toute la puissance de l’orchestre de Tchaïkovski. Après sa Rusalka à Limoges en janvier 2021, c’est une autre belle réussite à mettre au crédit d’une artiste à suivre…
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[1] Nous verrons très bientôt, cela semble inévitable, la foule sévillane chanter sous la contrainte « Voici la quadrille ! » au dernier acte de Carmen, terrorisée par une milice franquiste. Ou les domestiques de Flora chanter le chœur des Matadors de La Traviata sous la menace de leurs maîtres armés de revolvers ou de fouets. Ce n’est l’affaire que de quelques semaines, sans doute…
Eugène Onéguine : Vasily Ladyuk
Tatiana : Ruzan Mantashyan
Lenski : Alexey Dolgov
Le Prince Grémine : Ildar Abdrazakov
Monsieur Triquet : Thomas Morris
Olga : Maria Barakova
Madame Larina : Zoryana Kushpler
La Nourrice : Margarita Nekrasova
Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dir. Speranza Scappucci
Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dir. Denis Segond
Mise en scène et costumes : Éric Vigié
Eugène Onéguine
Opéra en 3 actes et 7 tableaux de Piotr Ilitch Tchaïkovski, livret de Constantin Chilovsky et du compositeur, inspiré du roman Alexandre Pouchkine, créé à Moscou le 29 mars 1879.
Opéra Royal de Wallonie-Liège, Représentation du vendredi 22 octobre 2021, 20h