De la part d’un directeur aussi attaché à la modernité qu’Aviel Cahn, on pourrait s’étonner que Donizetti soit mis à l’honneur pour trois saisons : on se souvient par exemple qu’en son temps, Gérard Mortier avait banni le belcanto et le vérisme du Théâtre de la Monnaie, et c’est donc une heureuse surprise que la fameuse « trilogie des reines » soit à l’affiche à Genève.
La multiplication des reines
En confiant la mise en scène à Mariame Clément, le Grand Théâtre s’est aussi assuré la collaboration d’une personnalité qui a su renouveler notre regard sur des œuvres comme le Don Quichotte de Massenet. Peut-être est-il trop tôt pour juger un spectacle explicitement conçu comme le premier volet d’un triptyque. Pour le moment, la clef de cette production semble être la focalisation sur celle qui unit les trois actes de la trilogie, Elisabeth Ière, qu’une légère entorse à la vérité historique permet de nous montrer ici sous les traits d’une fillette de six ou sept ans (elle en avait trois quand sa mère Anne Boleyn fut décapitée) et sous ceux, immédiatement reconnaissable, de la Reine Vierge vers la fin de sa vie, arborant la perruque et le costume visibles sur ses portraits les plus célèbres. Qu’Elisabeth enfant soit très souvent présente sur scène paraît logique dès lors que l’on fait de Jane Seymour sa gouvernante ; qu’Elisabeth âgée le soit presque autant étonne davantage car, à part à tel moment précis où l’on voit son père Henry VIII confronté au même dilemme qu’elle connut à son tour – décapiter ou ne pas décapiter, telle est la question –, on s’explique mal la récurrence systématique du personnage qui observe ce qui se passe sur le plateau. L’enfant contribue à humaniser Anne Boleyn (« mes tourments, ma douleur amère, / Si l’on n’est pas épouse et mère, / On ne saurait les concevoir », comme dirait une autre héroïne de tragédie) ; la vieille reine introduit une distance rétrospective dont l’avantage n’est pas toujours flagrant, mais dont la cohérence apparaîtra sans doute une fois la trilogie complétée. On s’interroge aussi sur le sens des animaux géants (oiseaux, cerf mort) qui apparaissent à deux moments, dans le beau décor tournant qui permet de varier les lieux de l’action.
Débutantes et confirmés
La distribution réunie à Genève fait se côtoyer prises de rôle et titulaires expérimentés. Deux chanteuses françaises pour les rivales : Elsa Dreisig et Stéphanie d’Oustrac rempliront les mêmes fonctions dans les volets suivants de la trilogie. Attendue au tournant, la soprano endosse le rôle-titre alors qu’elle a encore l’âge du personnage, là où bien des stars ont attendu l’apogée de leur carrière pour le chanter. Leyla Gencer, Beverly Sills, Edita Gruberova, Anna Netrebko… la diversité des profils vocaux des grandes Anna Bolena montre que chaque interprète peut s’approprier la partition selon ses moyens. Malgré quelques aigus qui gagneraient à s’épanouir davantage, et un timbre que d’aucuns jugeront trop juvénile, Elsa Dreisig emporte l’adhésion par l’ardeur avec laquelle elle s’empare du personnage. Face à elle, Stéphanie d’Oustrac joue des particularités de son émission, avec ces sons dont les contours sont parfois comme estompés, pour camper une Seymour craintive, presque accablée par ce qui lui arrive ; nul doute que les volets suivants lui permettront de laisser éclater un tempérament plus volcanique. Edgardo Rocha n’en est plus à son premier Percy, et c’est avec une belle assurance qu’il prodigue ici les suraigus, prêtant au héros une virilité conquérante. Alex Esposito n’a pas le volume physique d’Henry VIII, mais il a la voix d’Enrico et l’autorité du souverain. Lena Belkina propose un Smeton qui ne passe pas inaperçu, notamment avec son air dans les appartements de la reine, où la mezzo parvient à concilier virtuosité sans failles et plaisir solitaire obtenu tout en contemplant le portrait d’Anna…
Sous la direction souple de Stefano Montanari, l’orchestre de la Suisse romande et le chœur du Grand Théâtre de Genève rendent justice à la partition de Donizetti, et l’on aimerait savoir qui tient le pianoforte dont les accords montent régulièrement de la fosse.
Encore cinq représentations, les 29 octobre, 1er, 4, 7 et 11 novembre.
Pour en savoir plus, c’est ici.
Anna Bolena : Elsa Dreisig
Enrico VIII : Alex Esposito
Riccardo Percy : Edgardo Rocha
Giovanna Seymour : Stéphanie d’Oustrac
Smeton : Lena Belkina
Lord Rochefort : Michael Mofidian
Sir Hervey : Julien Henric
Orchestre de la Suisse Romande, dir : Stefano Montanari
Chœur du Grand Théâtre de Genève, dir. Alan Woodbridge
Mise en scène : Mariame Clément
Scénographie et costumes : Julia Hansen
Lumières : Ulrik Gad
Dramaturgie : Clara Pons
Anna Bolena
Tragédie lyrique de Gaetano Donizetti, livret de Felice Romani, créée à Milan en 1830
Première fois au Grand Théâtre de Genève
Représentation du 26 octobre 2021 – 19h30