Rome, Teatro Costanzi - Leoš Janáček : Kátia Kabanová
Le chef-d'œuvre de Janáček revient enfin à l'Opéra de Rome, dans un spectacle très abouti - surtout musicalement.
Leoš Janáček, un compositeur trop rare à Rome
Leoš Janáček meurt en 1928. Cette même année, le théâtre Costanzi (l’Opéra de Rome), rénové, agrandi et doté d’une nouvelle façade, rouvrait ses portes. Les programmations du compositeur morave à l’Opéra de la capitale italienne sont extrêmement sporadiques : Jenůfa reste le seul titre mis à l’affiche durant cette période, avec trois représentations en 1952 et cinq en 1976. La production londonienne de 2019 compense partiellement cette absence regrettable de l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle. Pour marquer l’occasion, le foyer du premier étage abrite une belle collection de portraits photographiques de Janáček.
Basée sur une pièce d’Aleksandr Ostrovsky (L’Ouragan, 1859), Katia Kabanova met en scène une figure féminine du XIXe siècle qui, à l’instar de la Katerina Izmailova de Nikolaj Leskov (Lady Macbeth de Mzensk, 1865), trouve une nouvelle vie grâce à deux compositeurs du XXe siècle, respectivement Janáček et Chostakovitch . Dans les deux cas, une épouse insatisfaite se jette dans les bras d’un amant à cause de sa belle-mère ou de son beau-père avec, pour de Kátia (Katěrina), un énorme sentiment de culpabilité qui la conduira au suicide. Un autre thème présent dans la pièce d’Ostrovsky, et fidèlement reproduit dans le livret de Janáček, est celui du contraste entre science et superstition, entre mentalités modernes et passéistes. L’ouragan du titre – qu’il vaudrait mieux traduire simplement par orage (en tchèque : bouře) – est expliqué scientifiquement par Kudrjaš : la foudre est un phénomène électrique dont on peut se protéger grâce à des paratonnerres, tandis que pour Dikoj, c’est la punition divine de nos péchés. L’orage est aussi évidemment le symbole de l’âme tourmentée de Kátia. Après un échange infructeux avec son bien-aimé Boris, elle ne trouve d’autre solution que de se jeter dans la Volga.
Les « mélodies de la parole »
À mi-chemin entre celles de Šárka, Jenůfa ou Le Destin, de facture encore traditionnelle, et celles résolument plus modernes de La Petite Renarde rusée, L’Affaire Makropoulos, De la Maison des morts, la musique de Kátia Kabanová se caractérise par une fébrilité anxieuse, faite de mélodies concises et aphoristiques, formant cet « alphabet morse de l’inconscient », comme on l’a appelé, qui est à l’opposé de la déclamation lyrique à laquelle nous sommes habitués. C’est à peine si deux personnages chantent ensemble (ce qui n’est évidemment jamais le cas dans la réalité d’un discours oral), et l’irrégularité des accents et des durées des repères mélodiques est celle de la langue tchèque.
La lecture de David Robertson, ancien directeur avec Pierre Boulez de l’Ensemble InterContemporain, exprime parfaitement ces « mélodies de la parole » modulées sur la voix dans les rythmes ascendants et descendants de la conversation naturelle. La version qu’il utilise est la version originale, dépouillée par Charles Mackerras des retouches introduites ultérieurement pour « corriger » l’instrumentation de Janáček, jugée trop maigre. Robertson la définit presque comme « un grand collectif de musique de chambre », mettant à nu les couleurs musicales d’une partition qui, dès les quatre premières notes des timbales accompagnées des trombones et du tuba, donne le ton sombre et inquiétant qui sera celui de toute l’intrigue.
Une œuvre difficile pour les voix
L’agencement des voix dans cet opéra n’est pas simple, chaque personnage ayant son propre style vocal ; mais le chef d’orchestre américain et les interprètes parviennent à résoudre brillamment cette difficulté. Ainsi l’irascibilité de Dikoj trouve-t-elle une illustration efficace dans l’incarnation proposée par Stephen Richardson ; l’amour languissant de Boris est clairement évoqué par le timbre clair, la sensibilité et le chant plein de nuances de Charles Workman ; l’ineptie de Tichon, totalement soumis à sa mère, est clairement dépeinte par Julian Hubbard ; les deux amis Kudrjaš et Kuligin sont quant eux convenablement incarnés par Sam Furness et Lukáš Zeman.
Et puis il y a les femmes. Trois femmes qui illustrent trois approches différentes de la vie. Kátia, dont le portrait d’enfant est accroché au-dessus du rideau, nous est présentée dans un léger halo de spiritualité, éprouvant des extases à l’église, aimant le chant des oiseaux – Janáček, bien avant Messiaen, les fait chanter sobrement mais clairement dans l’orchestre – avant de la montrer luttant de toutes ses forces contre le péché d’adultère qui la tente malgré l’amour qu’elle éprouve pour son mari. Un amour au demeurant jugé obscène par sa belle-mère possessive (dans la mise en scène de Richard Jones, elle tente jusqu’au bout de partir en voiture avec le mari de Kaatia afin de la laisser seule face à la tentation). Tout cela doit être interprété par une chanteuse qui maintient un équilibre difficile sans tomber dans les excès expressifs, et c’est ce que réussit parfaitement la soprano américaine Corinne Winters, qui passe naturellement d’un ton presque enfantin à une tonalité plus lyrique et enfin dramatique illustration parabolique du parcours terrestre de Kátia. Sa voix a juste ce qu’il faut de froideur lorsqu’elle doit répéter les accusations absurdes de sa belle-mère, puis elle fait entendre les accents passionnément amoureux de celle qui s’investit pleinement dans l’amour d’un homme qui apporte enfin un sens à son existence.
Incapable de renoncer à son rôle de mère, Marfa Ignatěvna Kabanová voit dans l’amour de sa belle-fille pour son fils une perte de l’affection qui la lie à celui-ci mais aussi de son autorité sur l’homme. Comme la Kostelnička de Jenůfa, la Kabanicha – c’est ainsi qu’elle est appelée dans le livret – est une figure puissante du théâtre lyrique du XXe siècle et doit savoir équilibrer impulsivité et froideur. La mezzo-soprano anglaise Susan Bickley s’acquitte de cette tâche avec une interprétation vocale autoritaire et une présence scénique adéquate. Et enfin, il y a Varvara, la fille libre, non conventionnelle, qui a le courage de quitter son environnement oppressant pour s’enfuir avec son Kudrjaš à Moscou, « vers une nouvelle vie heureuse ! ». Carolyne Sproule réussit à donner à ce personnage l’élan de jeunesse et de vitalité qui manque à tous les autres. Parmi les autres interprètes, Angela Schisano (Fekluša) et Sara Rocchi (Glaša), diplômées de la » Fabbrica « , le programme pour jeunes artistes de l’Opéra de Rome, se sont distinguées : deux Italiennes dans une distribution internationale qui n’ont pas été intimidées par la diction difficile de la langue de Janáček.
Le spectacle d'Antony McDonald et Richard Jones
La scénographie d’Antony McDonald (il a également conçu les costumes) consiste en une grande boîte en bois fermée dans laquelle un élément scénique est inséré afin de former l’intérieur bourgeois des Kabanov (le décor est celui des années 1970). Pivotant sur elle-même, elle devient la maison vue de l’extérieur, c’est-à-dire du jardin du deuxième acte où a lieu la rencontre des deux couples d’amoureux et où un triste lampadaire triste éclaire la scène, simplement occupée par un banc. Le vieux palais à moitié détruit dans lequel se réfugient les personnes prises dans la tempête de l’acte III devient un abri pour arrêt de bus, et la Volga dans laquelle les jeunes villageois lancent leurs cannes à pêche n’est autre que la fosse d’orchestre. Les eaux de la rivière qui engloutissent la malheureuse dans l’éclair final sont en fait les villageois eux-mêmes, lesquels ont d’abord ignoré puis condamné le comportement de la jeune femme (« Pourquoi me traitent-ils ainsi ? On dit qu’il fut un temps où les femmes comme moi étaient condamnées à mort… »), et qui maintenant l’emportent, telle une immense vague. La conception des éclairages, signés Lucy Carter, est complexe, mais n’est réalisée qu’imparfaitement à certains moments de la représentation. La lecture de Richard Jones est appréciable quand il s’agit de souligner la différence entre la jeune fille et son environnement, mais elle n’est pas pleinemùent convaincante dans le finale : tout au long de la représentation, les allées et venues nerveuses des passants et d’un cycliste ponctuent l’action ; ils ne quittent la scène qu’à la toute fin de l’action ; ne reste plus, sur le sol, que le corps de Kátia sur lequel se penche son mari (bien que le livret signale qu’il s’éloigne dans un état d’agitation…), tandis que sa belle-mère reste cloîtrée, sur le côté, peut-être en proie remords. C’est du moins ce que l’expression de Susan Bickley laisse à penser, même si les derniers mots du personnage ne le laissent guère entendre !
Marfa Ignatěvna Kabanová (Kabanicha) : Susan Bickley
Tichon Ivanyč Kabanov : Julian Hubbard
Katěrina Kabanová (Kátia) : Corinne Winters
Savël Prokofjevič Dikoj : Stephen Richardson
Váňa Kudrjaš : Sam Furness
Kuligin : Lukáš Zeman
Boris Grigorijevič : Charles Workman
Varvara : Carolyn Sproule
Fekluša : Angela Schisano
Glaša : Sara Rocchi
Žena : Michela Nardella
Pozdni Chodec : Giordano Massaro
Direction David Robertson
Mise en scène : Richard Jones
Kát’a Kabanová
Opéra en trois actes de Leoš Janáček, livret de Vincence Cervinka, d’après la pièce L’Orage d’Alexandre Ostrovski, créé à Brno en 1921.
Représentation du 21 janvier 2022, Teatro Costanzi (Teatro dell’Opera), Roma