Dans une version semi-scénique signée Charles Roubaud, le plus émouvant volet de La Tétralogie retrouve sa place dans la cité phocéenne.
Aussi loin que remontent nos souvenirs de conversation avec les anciens du poulailler de l’Opéra de Marseille, la tradition wagnérienne a toujours eu le vent en poupe sur une scène où le 5 décembre 1952, rien moins que Martha Mödl (Brünnhilde), Max Lorenz (Siegmund), Hans Hotter (Wotan), Leonie Rysanek (Sieglinde), Arnold van Mill (Hunding) et Elsa Cavelti (Fricka) mirent le feu, on le croira sans peine, au théâtre de la place Reyer !
On commencera donc logiquement ce compte rendu en saluant la détermination de Maurice Xiberras qui, inscrivant ses pas dans ceux de directeurs tels que Jacques Karpo ou Renée Auphan, a pris la décision, malgré un contexte sanitaire compliqué, de présenter au public marseillais La Walkyrie, ouvrage véritablement associé au patrimoine musical de cette vénérable maison [1].
Une version pour orchestre de taille moyenne
L’orage ouvrant cette première journée du Ring fait partie de ces « climax » miraculeux où l’orchestre, dès l’accord initial, doit imposer une présence qui, tout au long des quelques 4 heures de musique qui vont suivre, ne doit plus se démentir et en fait peut-être le personnage principal de La Tétralogie. Au cours des dernières années, les plus grandes formations mondiales ont cependant souvent pris l’habitude de jouer Wagner en créant un climat plus intimiste, voire chambriste, permettant ainsi aux nouvelles générations de réentendre ou même de découvrir les partitions du maître au-delà du stéréotype de musique tonitruante qui donnerait envie… d’envahir la Pologne !
Pour avoir discuté avec quelques jeunes présents à l’Opéra en cette première – et qui vraisemblablement entendaient pour la première fois sur scène leur Wagner – il n’est pas certain que le choix imposé par la crise sanitaire d’adapter l’ouvrage pour une phalange de quelque cinquante musiciens (version arrangée par le musicologue Eberhard Kloke) ait forcément été bien compris, ni surtout celui de se priver de la vision, toujours magique, d’un orchestre en train de jouer Wagner.
On ne peut qu’en convenir tant la dissimulation de l’orchestre par un rideau en fond de scène nous aura parfois empêché dans l’écoute de ce flot continu d’une partition où la succession de moments inoubliables doit conduire l’auditeur jusqu’au sublime leitmotiv de « la rédemption par l’amour » et à l’épanouissement final des thèmes de « l’annonce d’une nouvelle vie » et du « chant d’adieu de Wotan ». Ce n’est pas là affaire de technicité car l’orchestre de l’Opéra de Marseille n’en manque pas, ni même de volume sonore – à l’exception de quelques moments attendus où le compte n’y est pas tels que ceux cités précédemment ou encore la chevauchée des walkyries, curieusement raccourcie – mais davantage question d’implication dans ce festival scénique : dissimulés, certains pupitres nous ont paru bien timides et ce n’est pas la direction d’Adrian Prabava – assistant de Lawrence Foster, initialement annoncé – certes appliquée mais manquant furieusement d’aura, qui aura pu créer ce lien indispensable avec le plateau.
La belle esthétique de Charles Roubaud
Associées depuis tant d’années à l’Opéra de Marseille, les productions signées Charles Roubaud, le plus souvent dans des costumes de Katia Duflot, font partie des beaux moments de l’histoire de ce théâtre. Si l’adaptation scénique imposée n’a pu totalement permettre de retrouver la magie, encore vivace à notre esprit, de la production de 2007, le metteur en scène marseillais continue de s’appuyer sur l’intervention bienvenue de la vidéo de Camille Lebourges et les belles lumières de Marc Delamézière. Au-delà d’un dispositif scénographique efficace mais réduit au bloc rectangulaire qui, au deuxième acte, sert de trône à Wotan, les mappings et projections plongent le spectateur dans la forêt profonde du premier acte, puis dans le Walhalla, au deuxième, avec ses pans de ciel bleu, ses nuages fuyant et ses marbres rosés (les mêmes que ceux des colonnes du plateau de l’Opéra) et, enfin, dans la nature tourmentée et chaotique du troisième acte avant l’embrasement final du plateau, toujours aussi spectaculaire.
En outre, on ne se souvenait plus des projections indispensables et animées de l’épée et de la lance qui n’auront pas manqué de stimuler l’imaginaire de nouveaux spectateurs, friands de séries médiévales et de space opera…
Surtout, cette adaptation scénique aura permis au metteur en scène de travailler de façon plus approfondie la relation entre les jumeaux Wälsung, bénéficiant il est vrai de deux artistes du calibre de Sophie Koch et Nikolaï Schukoff qui, à eux deux, redonnent toute la force d’émotion qui parfois ailleurs fait défaut.
Une distribution vaillante
C’est donc à Siegmund et Sieglinde que vont pour nous les principales satisfactions vocales de la soirée. Sans disposer de moyens vocaux dits « wagnériens » – si l’on entend par là une voix de heldentenor pour lui et de soprano dramatique pour elle -, Nikolaï Schukoff et Sophie Koch constituent la réussite du plateau réuni par Maurice Xiberras. Habitué du rôle depuis de nombreuses années, le ténor autrichien dispose d’une assurance dans la projection et d’un souci du détail dans la prononciation qui forcent le respect. Jamais outrancier (surtout dans les fameux « Wälse ! » du premier acte où le volume et l’endurance sont au rendez-vous mais jamais aux dépens de la cohérence dramatique), l’interprète partage avec sa partenaire le souci d’aborder Wagner en n’oubliant jamais qu’il s’agit aussi ici de lied et, donc… de beau chant ! Pour sa prise de rôle, Sophie Koch démontre, s’il en était besoin, qu’elle est une artiste de grande intelligence sachant parfaitement conduire son personnage dans les écueils vocaux qui peuvent être les siens. Aussi souvent que nécessaire , le volume sonore est au rendez-vous et la chanteuse ne se met jamais en péril y compris dans les moments les plus exposés de la fin du premier acte et, bien évidemment, au troisième lors de la sublime phrase de la « rédemption par l’amour ». Dans une relation plus approfondie avec un chef d’orchestre, cette Sieglinde, en pleine lumière dans sa simplicité touchante, pourra nous réserver encore le meilleur.
Aude Extrémo (venue à la rescousse de Béatrice Uria-Monzon), incarne Fricka après avoir déjà chanté le rôle à Bordeaux. On connaissait sa Vénus dans la version française de Tannhäuser donnée à Monaco en 2017 mais, avouons-le, la chanteuse a acquis, depuis, une ampleur vocale qui permet de donner du personnage de la reine des dieux une somptueuse évocation. Dès son entrée en scène, on est tétanisé par cette Fricka habillée de cuir et les sonorités moirées de cette voix, homogène sur tout l’ambitus, auront constitué pour nous un authentique moment de chant wagnérien.
Si l’on reste plus perplexe sur l’adéquation des moyens vocaux de Nicolas Courjal au rôle d’Hunding, on ne peut pas dire de Samuel Youn, habitué de l’ouvrage, qu’il manque d’endurance dans Wotan ! De fait, le baryton-basse coréen (plus baryton que basse à vrai dire) semble n’éprouver aucune fatigue jusqu’à des adieux de Wotan entonnés d’une voix sonore mais sans véritable noblesse d’incarnation.
Si l’escadrille de walkyries concoctée dans cette production n’appelle aucun reproche et permet, comme il se doit sur les beaux plateaux, d’entendre – même pour quelques phrases – les voix vigoureuses de Jennifer Michel, Ludivine Gombert, Laurence Janot ou encore Lucie Roche, il n’en est malheureusement plus de même de la Brünnhilde de Petra Lang, pourtant il y a quelques années encore l’une des grandes chanteuses wagnériennes internationales (de Bayreuth à cette même scène où elle fut une Ortrud fascinante). Les moyens sont désormais éloignés des attendus du rôle et, au-delà d’une entrée hors de propos, il faut attendre longtemps dans la soirée pour retrouver quelques accents de jadis.
Au final donc, une soirée placée sous l’égide d’une Fricka d’exception et de Wälsungen au chant émouvant.
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[1] La première représentation y fut donnée le 9 avril 1897 et Cosima Wagner en personne chargea André Messager de mettre au point l’ouvrage.
Brünnhilde : Petra Lang
Sieglinde : Sophie Koch
Fricka : Aude Extrémo
Gerhilde : Jennifer Michel
Helmwige : Ludivine Gombert
Ortlinde : Laurence Janot
Waltraute : Lucie Roche
Rossweisse : Carine Séchaye
Siegrune : Cécile Galois
Grimgerde : Marie Gautrot
Schwertleite : Julie Pasturaud
Siegmund : Nikolaï Schukoff
Wotan : Samuel Youn
Hunding : Nicolas Courjal
Orchestre de l’Opéra de Marseille, direction : Adrian Prabava
Adaptation scénique : Charles Roubaud
Costumes : Katia Duflot
Lumières : Marc Delamézière
Vidéos : Camille Lebourges
Die Walküre (La Walkyrie)
Drame musical en trois actes de Richard Wagner, donné pour la première fois au Théâtre National de la cour de Bavière à Munich, 26 juin 1870.
Opéra de Marseille, représentation du mercredi 9 février 2022.
2 commentaires
Peut-être faut-il voir dans cette « dissimulation de l’orchestre » une volonté de « faire comme à Bayreuth », avec la fameuse « fosse invisible ?…
J’avoue y avoir pensé un instant….surtout évidemment dans les débuts d’acte où à Bayreuth le son semble jaillir de nulle part….et est partout !!!