Une Jenůfa toute féminine à Genève

Le Grand Théâtre de Genève propose une Jenůfa moyennement convaincante scéniquement mais musicalement superbe !

Une lecture de l’oeuvre gênée par un dispositif scénique encombrant

La plupart des hommes de la pièce de Gabriela Preissová, Její pastorkyňa (Sa belle-fille, 1890, devenue un roman quarante ans plus tard) sont des crapules ou des méchants. Endettés par le jeu et la boisson, les mâles du village morave auraient dilapidé les biens du moulin s’ils ne s’étaient pas retrouvés entre les mains de la vieille Buryjovka, laquelle est toujours affairée à tenir fermement la caisse. Et ce sont encore les femmes qui transmettent le savoir de la lecture et de l’écriture d’une génération à l’autre : de Buryjovka à Kostelnička, Jenůfa, Jano : c’est ici la seule chance qu’elles ont de maintenir leur indépendance vis-à-vis des hommes.

Et c’est une femme, Tatjana Gürbaca, pour sa sixième apparition au Grand Théâtre, qui met en scène l’œuvre qui consacre tardivement la gloire de Leoš Janáček. Jenůfa est la troisième incursion de la metteuse en scène berlinoise dans l’univers du compositeur morave, après La petite renarde rusée à Brême l’automne dernier et Kát’a Kabanová il y a un mois à la Deutsche Oper am Rhein. Avec le scénographe Henrik Ahr, qui a conçu un espace tout en bois dominé par un interminable escalier et un plafond en pente rapprochant ce décor de celui d’une chapelle, Gürbaca met en scène la psychologie des personnages plutôt que les faits, et le huis clos non seulement met en valeur les voix mais laisse aussi et surtout résonner les sentiments.

En l’absence d’une mise en scène « théâtrale », ce sont les détails des relations personnelles qui dominent la scène, les petites choses, les pots de romarin, le cadeau de mariage ostentatoire de Karolka (un biberon !), la baignoire en zinc qui, de berceau du nouveau-né, devient bac à lessive puis, finalement, le cercueil pour les funérailles du bébé. En effet, le cadavre du petit Števa apparaît sur scène, un détail trop réaliste, même s’il justifie l’enterrement du bébé avec la terre du pot de romarin… L’échelle sur laquelle les personnages grimpent avec peine représente la difficulté d’échapper à leur condition, mais elle est visuellement trop encombrante, d’autant que sa présence court sur les trois actes. Seuls les éclairages de Stefan Bolliger et les costumes de Silke Wilrett apportent un peu de variété à la vision statique et claustrophobique de Gürbaca. Compte tenu des limites physiques de la scène, celle-ci semble toujours surpeuplée, souvent par de nombreux enfants. L’un d’eux, vêtu de blanc, descend du haut des escaliers dans le final : c’est le fils de Jenůfa « ressuscité » pour consoler sa mère. Par sa lecture, Gürbaca met en valeur l’aspect intime et bourgeois de l’histoire, là où d’autres – Lehnhoff, Michieletto, Guth – lui avaient donné une portée plus profonde.

Une très belle équipe de chanteurs-acteurs

Plus convaincante est l’interprétation des personnages, à commencer par Buryjovka, qui n’est pas la vieille dame pathétique et docile que l’on voit dans de nombreuses représentations : ici, c’est elle qui court partout avec la caisse, gère l’argent, fume, boit et, lors du mariage où tout le monde est habillé en noir, même la mariée, porte une duveteuse robe blanche ! La personnalité extravertie de Carole Wilson souligne très efficacement la place à part occupée par le personnage dans son aveuglement envers le vaurien de neveu et dans son brin de malice envers les autres parents. Rôle fétiche pour les grandes voix de la scène, celui de Kostelnička (la Sacristine) est interprété ici par Evelyn Herlitzius avec une puissance sonore qui emplit la salle avec violence pour incarner l’un des plus grands personnages du théâtre du XXe siècle, une femme à « l’esprit d’homme », respectée et crainte dans le village, une marâtre à la fois autoritaire et tendre. Toute la gamme de la souffrance est présente dans l’extraordinaire performance de la soprano allemande au tempérament bien trempé : la tendresse, l’angoisse, la folie sont exprimées avec vigueur, mais sans exagération. Corinne Winters, quant à elle, fait ses débuts dans le rôle-titre et prête ses talents dramatiques à la parabole expressive de la jeune fille qui pardonne à l’homme qui l’a engrossée, puis à celui qui l’a défigurée, et enfin à la marâtre qui a tué son enfant, toutes actions accomplies par amour ! La soprano américaine se révèle une actrice extraordinaire lorsqu’elle passe du statut d’adolescente timide à celui de tendre mère, rendant encore plus tragique la confession de la marâtre. L’art de Winters se caractérise par la douceur et la précision de son émission vocale, mais aussi par une présence scénique d’une grande fraîcheur. Gürbaca confère au personnage secondaire de Karolka une importance inhabituelle, qui fait apparaître ainsi une quatrième personnalité féminine à la fresque narrative. Le soir de la première, les interprètes titulaires de Karolka et Jano ont été remplacées à la dernière minute, mais ni Séraphine Cotrez ni Clara Guillon n’ont fait regretter ce remplacement.

Chez les hommes, les deux ténors Daniel Brenna et Ladislav Elgr rivalisent de talent dans des styles opposés. Le premier est un Laca au timbre lumineux et à la belle projection – Brenna fut récemment un Siegfried très apprécié – mais aussi extrêmement expressif tant sur le plan vocal que scénique. Sa présence maladroite au début, lorsqu’il manie un couteau pour couper le romarin puis, presque par accident, frotte la joue de sa bien-aimée, se transforme en un jeune marié enthousiaste dans le final et laisse la certitude qu’il sera un compagnon fidèle et consolant pour la malheureuse Jenůfa. Le Števa d’Elgr, le seule tchèque de la compagnie, adopte un ton complètement différent et cela se voit dans l’exactitude des consonnes si typiques de cette langue, qui font défaut aux autres interprètes. Jouant souvent ce rôle, il exprime à chaque fois des facettes différentes du personnage, en fonction des demandes du réalisateur. En véritable acteur caméléon, il accentue le côté irresponsable du personnage, la lâcheté face à ses actes et la superficialité juvénile, exprimés par une voix dure et tranchante, parfaitement en phase avec le personnage. Les autres interprètes secondaires et le chœur formé par Allan Woolbridge ont révélé un excellent niveau.

L’ensemble est dirigé avec grande sensibilité par Tomaš Hanus, un interprète reconnu de ce répertoire. Le soin apporté dans les détails par l’Orchestre de la Suisse Romande ne nuit pas à la conception unitaire de ce drame, développé avec une force dramatique accentuée par les pauses, pleines de tension, que le chef tchèque dissémine dans la lecture de cette magnifique partition. Le public, pas très nombreux et d’abord froid, a finalement applaudi chaleureusement lors des saluts finals, notamment les deux principales interprètes féminines.

Dans le foyer doré du théâtre, la riche nouvelle saison d’opéra intitulée « Mondes et migrations » a été présentée, s’ouvrant sur deux œuvres de Fromental Halévy, La Juive et L’Éclair, cette dernière en version concertante, et se terminant par Nabucco. Entre-temps, il y aura Kát’a Kabanová de Tatjana Gürbaca, la deuxième partie de la trilogie Tudor de Donizetti avec Maria StuardaParsifal, deux soirées consacrées à Monteverdi, Lady Macbeth de Mzensk et une première contemporaine, Voyage vers l’espoir de Christian Jost. Voyez ici notre présentation de cette nouvelle saison, très prometteuse !

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Les artistes

Jenůfa : Corinne Winters
Laca Klemeň : Daniel Brenna
Števa Buryja : Ladislav Elgr
Kostelnička Buryjovka : Evelyn Herlitzius
Grand-mère Buryjovka : Carole Wilson
Stárek : Michael Kraus
Maire : Michael Mofidian
Jano : Clara Guillon
Karolka : Séraphine Cotrez

Orchestre de la Suisse romande, dir. Tomáš Hanus
Mise en scène : Tatjana Gürbaca
Scénographie : Henrik Ahr
Costumes : Silke Willrett
Collaborateur artistique aux costumes : Carl-Christian Andresen
Lumières : Stefan Bolliger
Dramaturgie : Bettina Auer
Direction des Chœurs : Alan Woodbridge

Le programme

Jenůfa

Opéra de Leoš Janáček, livret du compositeur d’après le drame Její Pastorkyňa de Gabriela Preissová, créé à Brno en 1904.

Grand Théâtre de Genève, représentation du mardi 03 mai 2022.