Le premier opéra de la période napolitaine du « Cygne de Pesaro » se pare des atours d’une fort belle distribution et conquiert le public phocéen pour son entrée au répertoire.
Une partition qui n’est pas seulement la répétition générale de la musique du Barbier de Séville
Comme l’on pouvait s’en douter, alors que la sinfonia retentit dans le théâtre de la place Reyer, on perçoit l’étonnement de beaucoup de spectateurs : comment se fait-il que l’on entende exactement l’ouverture archi-connue du Barbier de Séville ? Le programme de salle, intelligemment rédigé par Olivier Bellamy, donne évidemment l’explication : Rossini, qui n’en fera pas ici une exception, aime souvent à se plagier lui-même et réutilise dans cet opus des passages de son ouverture d’Aureliano in Palmira (1813) mais également de son opéra Sigismondo (1814) pour reprendre finalement, un an après la création d’Elisabetta (1815), l’ensemble du matériau pour l’ouverture de son célèbre Barbier. A quelques exceptions près, en particulier dans la cabalette initiale « Questo cor ben lo comprende » où passent quelques phrases du futur « Io son docile » de Rosine puis dans le final du premier acte, ce premier des neuf opéras crées par Rossini pour le San Carlo de Naples – et pour sa future épouse Isabella Colbran – n’est pas seulement, loin s’en faut, le laboratoire d’expérimentation d’une partition à venir ! Authentique opera seria, Elisabetta, Regina d’Inghilterra, même s’il ne dispose sans doute pas du souffle d’ouvrages de la maturité rossinienne, offre comme toujours chez ce compositeur génial des possibilités extraordinaires aux voix mais aussi aux solistes de l’orchestre : on citera, par exemple, outre le cor anglais régulièrement mis à l’honneur et le hautbois qui introduit l’air de Norfolk au deuxième acte, le magnifique dialogue des bois d’où s’élève avec maestria le son de la flûte avant que Leicester, dans son cachot, attaque son superbe lamento « Della cieca fortuna ». Bien évidemment, comme on est en droit de s’y attendre chez Rossini, les deux finals d’actes sont couronnés d’une strette enthousiasmante, menée de main de véritable « maestro concertatore » par Roberto Rizzi Brignoli qui maîtrise parfaitement les équilibres entre voix et orchestre et achève de convaincre le public qu’il assiste à une grande soirée de musique.
Un plateau vocal au niveau des attentes
Même si ce n’est certes pas le Rossini seria pour lequel nous disposons de souvenirs sur scène pouvant servir de comparaison, il n’est guère difficile, au vu de la distribution réunie pour la création, de se faire une idée des exigences attendues par le compositeur. Ecrit pour une voix de l’envergure d’Andrea Nozzari – créateur, entre autres, de Rinaldo d’Armida puis d’Otello – le rôle de Leicester donne à entendre toute la palette de ce que l’on appellera plus tard un « baryténor » rossinien, à l’ambitus développé tant dans le grave que dans l’aigu. Avec une belle impétuosité, Julien Dran se jette dans la bataille avec les moyens qui sont les siens et qui, sans être ceux de ce type de voix, donnent à entendre un beau médium et un aigu plein et arrogant auquel il manque par moment – surtout dans l’étourdissante scène de la prison – l’assise nécessaire dans le grave, laissant une impression d’inabouti. L’interprétation demeure convaincante mais le répertoire de ce ténor attachant se trouve-t-il vraiment dans cette typologie vocale ?
De nature différente est selon nous le problème de la voix du jeune ténor Ruzil Gatin. La voix est large et le grave, pour le coup, est lui bien présent mais la technique du chant orné nous a semblé complètement échapper à ce Norfolk qui, en outre, a tendance à nous priver d’un aigu vaillant, systématiquement écourté dans ses airs de bravoure – « O voci funeste » – et, surtout, dans le duo avec Leicester « Deh, scusa i trasporti » qui, malheureusement, ne nous transporte pas totalement…
Participation impeccable, en revanche, que celle de Samy Camps dans les quelques interventions de Guglielmo.
Du côté de ces dames, les choses commencent déjà fort bien avec, en Enrico, la jolie découverte, pour nous, des sons moirés du mezzo de la jeune Floriane Hasler, talent Adami classique 2022. Il ne manque sans doute à cette touchante interprète qu’un peu plus d’assurance dans la projection pour tenir là une future voix qui comptera dans les prochaines années !
Quel coup de maître que d’avoir pensé à confier le rôle important de Matilda à Giuliana Gianfaldoni ! Après son étourdissant succès l’été dernier au festival de Martina Franca en Beatrice di Tenda (un Bellini qui gagnerait à être enfin donné dans nos théâtres !), cette jeune soprano italienne, originaire des Pouilles, trouve en Matilda un emploi correspondant parfaitement à ses moyens actuels : dans sa cavatine avec cabalette « Sento un intorna voce » à la sensibilité à fleur de peau et au parfait chant orné puis, au deuxième acte, dans le superbe duo avec Elisabetta, probablement le moment le plus excitant de la soirée où passent déjà les prémices des duos à venir Norma-Adalgisa, Giuliana Gianfaldoni déploie une maîtrise du chant legato spianato et un art des nuances absolument admirables. D’ores et déjà une future Amina de La sonnambula et une Elvira d’ I Puritani dont aura plaisir à suivre l’évolution vocale.
Il fallait donc une reine pour faire de cette soirée un fort beau moment et c’est sans réserve aucune que l’on s’incline devant l’Elisabetta en majesté – et dans une fort élégante robe noire plissée – de Karine Deshayes. Désormais familière d’un rôle abordé au festival de Pesaro en 2021, la soprano française peut aujourd’hui s’enorgueillir, après Armida et Desdemona, d’une fréquentation parfaitement réussie du répertoire d’Isabella Colbran dans lequel elle allie la pyrotechnie la plus parfaite dans l’art des trilles et du chant orné – et ce, de la cabalette admirablement ciselée « Questo cor ben lo comprende » jusqu’aux virulents éclats et aux sauts d’octave de son « Fellon, la pena avrai » – à la douceur raffinée du chant spianato indispensable aux phrases de son « Bell’alme generose ».
Il reste deux représentations pour aller s’incliner devant cette reine et son brillant entourage : courez-y !
Elisabetta : Karine Deshayes
Matilda : Giuliana Gianfaldoni
Enrico : Floriane Hasler
Leicester : Julien Dran
Norfolk : Ruzil Gatin
Guglielmo : Samy Camps
Chœur de l’Opéra, direction : Emmanuel Trenque
Orchestre de l’Opéra, direction : Roberto Rizzo Brignoli
Elisabetta, Regina d’Inghilterra
Opéra en deux actes de Gioachino Rossini (1792-1868), livret de Giovanni Schmidt (1775-1839 ?), d’après la pièce de Carlo Federici Il paggio di Leicester et le roman de Sophia Lee The Recess. créé au Teatro San Carlo, Naples, le 4 octobre 1815.
Concert donné à l’Opéra de Marseille le mardi 8 octobre 2022.