Il barbiere di Siviglia à l’Opéra royal de Wallonie-Liège
Après Idomeneo, l’Opéra royal de Wallonie-Liège poursuit tambour battant son ouverture de saison en inscrivant à son répertoire une nouvelle production du Barbier de Séville confiée au metteur en scène Vincent Dujardin. Si l’idée d’immerger Figaro dans l’Espagne franquiste fait long feu, la réalisation musicale du spectacle coordonnée par Giampaolo Bisanti emporte l’adhésion enthousiaste du public liégeois.
Dites-le avec des fleurs
La réputation de l’Opéra royal de Wallonie-Liège n’est plus à faire : le bel canto italien y est chez lui et il n’est guère étonnant de voir inscrite à son affiche de rentrée une nouvelle production du Barbier de Séville huit ans seulement après la précédente. Pour que cette énième programmation du chef-d’œuvre de Rossini ait du sens, encore faut-il que ce spectacle entièrement neuf donne à voir et entendre un Barbier différent de ses devanciers, soit qu’il s’en distingue par une distribution époustouflante ou un parti-pris de mise en scène qui renouvelle entièrement notre manière d’appréhender cette bluette andalouse au cours de laquelle un roué valet met toute sa malice au service des amours passagères (est-il besoin de rappeler le sort de la pauvre comtesse Almaviva dans Le Mariage de Figaro ?) de son ancien maître.
L’idée de Vincent Dujardin de transposer l’intrigue du Barbier de Séville dans l’Espagne ultra-conservatrice des années 1950 et de soigner la direction dramatique des chanteurs avec la même rigueur que celle d’un metteur en scène de cinéma est riche de promesses aguicheuses, mais force est de reconnaître que l’intention fait pschitt et que les interactions entre les personnages sont finalement trop superficielles pour vraiment entrer dans le vif du sujet et explorer pertinemment la cohabitation compliquée entre franquistes et anciens républicains quinze ans à peine après la fin de la Guerre Civile.
Le beau décor architecturé et les costumes hyperréalistes de Leila Fteita offraient pourtant l’opportunité d’une plongée entomologiste dans l’Andalousie phalangiste de l’après-seconde-guerre mondiale. Autour d’une fontaine et d’un réverbère à la flamme vacillante, quelques immeubles colorés composent une placette comme on en rencontre des dizaines dans le quartier populaire de Santa Cruz, au centre de Séville. Un ex-voto de majoliques, un banc d’azulejos au dossier de fer forgé, des balcons à jalousies et les marches inégales d’une ruelle pentue finissent d’apporter une touche de folklore discret et de créer l’illusion du dépaysement hispanique.
Tout le talent de Vincent Dujardin consiste à animer ce superbe décor d’une véritable vie de quartier. Outre qu’une légère brise fait constamment onduler les voilages qui prémunissent les appartements andalous contre la morsure du soleil, la variation des élégants éclairages de Bruno Ciulli restituent tour à tour les lueurs blêmes de l’aurore, la lumière aveuglante du soleil à son zénith et les éclairs d’une soirée orageuse. Des ombres passent derrière les rideaux, des têtes apparaissent aux fenêtres quand un importun chante la sérénade à une heure indue et deux enfants à la silhouette tout droit sortie de La mala educación de Pedro Almodovar tuent leur ennui en venant patauger dans l’eau de la fontaine ou en courant derrière le scooter du barbier du quartier. Tous ces déplacements sont parfaitement millimétrés et contribuent à une illusion théâtrale di qualità.
Lorsque Figaro apparait au petit matin sur sa vespa pétaradante, les cheveux gominés en arrière et vêtu d’un vieux blouson de cuir éliminé, sa décontraction nonchalante et le peu d’estime dans lequel il tient le bourgeois Bartolo semblent indiquer qu’au temps de la Guerre Civile, il a dû combattre dans les rangs des républicains et qu’il a probablement partagé l’espoir d’une société espagnole sans classes et affranchie des pesanteurs réactionnaires de l’armée et du catholicisme. Le docteur Bartolo au contraire incarne la petite bourgeoisie mesquine qui s’est rangée derrière Franco pour ne pas voir s’abîmer l’Espagne de toujours dans l’aventure du communisme républicain. Lorsque le décor évolue et que l’on découvre l’intérieur de la maison du barbon, on n’est guère étonné d’y retrouver des meubles en bois sombre, des tapisseries fanées, des tableaux représentant des scènes de piété sulpiciennes et un vieux piano, le tout baignant dans une atmosphère poussiéreuse et confinée. Il n’y manque que le portait en chromo du caudillo !
De la rencontre de ces deux Espagne irréconciliables, on était en droit d’attendre une réflexion politique stimulante ou pour le moins des scènes de comédie grinçantes mais le metteur en scène passe totalement à côté de son sujet ! Jamais vraiment agacés l’un par l’autre, toujours un peu complices, Figaro et Bartolo passent tout l’opéra à se chamailler avant de finir copain comme cochon au rideau final, le franquiste riant benoîtement de s’être fait rouler par le républicain.
Vincent Dujardin peine également à situer les différents protagonistes du livret sur l’échiquier politique espagnol des années 1950. Si le barbier et le docteur appartiennent indiscutablement aux deux camps qui se sont déchirés pendant la Guerre Civile, quid d’Almaviva et de Basilio ? Élégamment vêtu d’un costume croisé d’étoffe claire, un panama immaculé sur l’oreille et un manteau de drap épais sur les épaules, le premier n’a d’évidence pas combattu en 1936 mais tout dans son allure et son flegme aristocratique donnent à penser qu’il appartient à une famille franquiste. Dès lors, comment justifier dramatiquement la complicité amicale entre le comte et son ancien valet lorsqu’ils devraient au contraire s’abominer l’un l’autre ? Durant le duo « All idea di quel metallo », le geste malintentionné de Figaro de faire les poches d’Almaviva semble esquisser l’hypothèse que le barbier méprise son ancien employeur et va peut-être chercher à laver des années d’exploitation ancillaire mais ces sentiments négatifs disparaissent presqu’aussitôt pour céder la place à une complicité de corps-de-garde. Don Basilio enfin est politiquement inclassable : son appartenance au clergé ayant été gommée par la mise en scène, Vincent Dujardin s’est privé de l’opportunité de faire du maître de musique un suppôt de l’Église catholique espagnole liée au dictateur franquiste par une communauté de valeurs réactionnaires.
Au dernier tableau, le personnage de Berta faisant pleuvoir des brassées d’œillets rouges sur les tourtereaux fait revenir un peu de politique dans un spectacle qui en manque si cruellement. Au printemps 1974, on surnomme effectivement Révolution des Œillets le soulèvement populaire qui provoqua le renversement de la dictature salazariste à Lisbonne. Or, l’Espagne n’est pas le Portugal ! Quel message le metteur en scène a-t-il donc cherché à faire passer avec ce final fleuri aux couleurs de l’insurrection lisboète ? À défaut d’intention claire, ce spectacle oscille donc en permanence entre la tentation d’une satire politique et la facilité d’un marivaudage hispanisant. Le public liégeois ne semble pas lui en tenir rigueur mais il ne tenait qu’à un cheveu que Vincent Dujardin réussisse à faire de ce Barbier une relecture authentiquement engagée du passé trouble de l’Espagne au mitan du XXe siècle.
Belcantissimo
Est-il possible et souhaitable de diriger Rossini sagement ? Dans le cas de la partition du Barbier de Seville, les premières mesures de l’ouverture permettent souvent de deviner l’intention du chef et force est de reconnaitre que Giampaolo Bisanti entame l’exécution de cette représentation avec un allant et une pazziaqu’il sait communiquer à chacun des pupitres de l’Orchestre de l’Opéra royal de Wallonie-Liège. Jouée à rideau fermé, la salle encore à-demi éclairée, la sinfonia du Barbier (à laquelle Maxime de Brogniez consacre un excellent article dans le programme de salle intitulé « L’impossible recherche de l’origine ») prend sous la battue du Directeur musical de la maison une dimension dramatique inhabituelle qui augure immédiatement d’une grande soirée d’opéra. L’énergie circule entre les musiciens avec fluidité, les changements de tempi sont négociés avec intelligence et l’on arrive à percevoir dans cette musique légère une tension nerveuse à côté de laquelle passent souvent les chefs d’orchestre qui ne considèrent Rossini que comme un compositeur mineur. La même tension se retrouve aussi dans la page orchestrale de l’orage au second acte : prenant très au sérieux cette pièce de musique illustrative, le Maestro Bisanti la dirige avec une rigueur identique à celle que les grands kapellmeister allemands accordent au quatrième mouvement de la symphonie pastorale de Beethoven.
Galvanisés par l’énergie du chef, les musiciens de la phalange liégeoise livrent une exécution proche de l’idéale de cette partition rossinienne. Du bruissement soyeux des cordes à la rondeur des bois (clarinettes, bassons et hautbois sont tous excellents), l’orchestre sonne avec une italianità enthousiasmante et il n’est pas jusqu’aux percussions (très sollicitées pendant l’air de la calomnie et l’orage) qui ne soient rigoureusement en place, suffisamment sonores pour impressionner mais sans jamais écraser le reste de la pâte orchestrale.
Tout le prix de la direction de Giampaolo Bisanti tient aussi au travail qu’il a réalisé avec les chanteurs pour leur demander de jouer à fond la carte du belcanto rossinien, d’orner le plus élégamment possible leur ligne mélodique et de tenir les notes finales de chaque aria le plus longtemps possible pour essayer de retrouver l’émotion esthétique qui mettait autrefois en transe les dilettanti.
À ce jeu, Ruzil Gatin est le grand triomphateur de la soirée et celui que le public salue le plus chaleureusement au terme de la représentation. Doté d’un timbre lumineux, agile et claironnant qui convient idéalement au répertoire de Rossini et de ses contemporains, le ténor russe apporte encore une fois la démonstration qu’il est terriblement difficile de créer l’illusion de la facilité quand il s’agit d’interpréter une musique a priori aussi populaire. Avec l’aisance d’un artiste en pleine possession de son instrument, Ruzil Gatin se joue de toutes les difficultés du rôle d’Almaviva : virtuose dans l’exécution des appogiatures de « Ecco ridente in cielo » et élégantissime dans l’interprétation de la sérénade « Se il mio nome », il est encore capable de gravir allégrement l’Everest de « Cessa di piu resistere » en fin de représentation jusqu’à susciter une interminable ovation ! Dramatiquement, l’artiste semble avoir trouvé en Almaviva le rôle qui convient idéalement à son tempérament : il s’y révèle en tout cas autrement plus crédible et plus investi qu’en Aménophis, à Lyon, l’an dernier. Particulièrement à l’aise dans le finale du premier acte, sanglé dans un uniforme de la Guardia civil, c’est surtout en Don Alonso, maître de musique affublé d’un inénarrable bégaiement, qu’il manifeste un plaisir communicatif à faire rire et à jouer la comédie.
On retrouve le même plaisir du jeu, mais encore décuplé, dans l’interprétation de Figaro par Vittorio Prato. Il y a huit ans, dans le même rôle, au cours de la saison estivale du Maggio Musicale Fiorentino, le baryton italien originaire de Lecce nous avait déjà impressionné mais son Figaro a encore gagné en aisance scénique comme en solidité technique, ce qui lui permet d’être aujourd’hui un des très grands titulaires du barbier. Désinvolte dans l’attitude mais vocalement très précis, il délivre la cavatine « Largo al factotum » avec une morbidezza qui ne laisse pas insensible les Sévillanes qui n’ont d’yeux que pour lui mais c’est surtout dans sa complicité avec Rosine et ses interactions avec tous ses compagnons de jeu que Vittorio Prato s’affirme comme un interprète rossinien de première classe. Dans le duo « Dunque io son », sa voix puissante et ambrée trouve pour Rosine des accents de grand frère protecteur tandis que la scène du rasoir, au début du second acte, lui permet de laisser libre cours à son tempérament bouffon et à un chant structuré, stylistiquement rigoureux et dramatiquement toujours juste.
Pour sa première apparition sur la scène liégeoise, Aya Wakizono se taille elle aussi un joli succès en apportant au personnage de Rosine sa silhouette de poupée, un tempérament piquant de comédienne et un timbre de mezzo d’une richesse de pulpe comme on n’entend que trop rarement. « Una voce poco fa » va comme un gant à cette artiste japonaise formée dans les meilleurs théâtres de la péninsule italienne : elle s’y révèle tour à tour mutine et déterminée tout en ne perdant jamais de vue la rythmique propre à la mélodie rossinienne et la difficulté des ornementations. Son air d’exposition une fois délivré, la chanteuse manifeste elle aussi, comme ses partenaires masculins, un plaisir du jeu qui transfigure son chant et font de chacune de ses interventions des moments précieux de belcanto. Tout le grand finale du premier acte est jubilatoire et Aya Wakizono semble aussi beaucoup s’amuser dans le quintette du second acte lorsqu’il s’agit d’envoyer Don Basilio « presto al letto ». À lire sur son visage le bonheur immense d’être ovationnée dans le rôle de Rosine, on imagine que la jeune Tokyoïte réendossera rapidement la robe à falbalas de son personnage pour le défendre sur d’autres scènes d’opéras.
Familier du rôle de Bartolo qu’il a notamment déjà interprété au théâtre des Champs-Élysées et à l’opéra de Marseille, Pablo Ruiz apporte au casting de ce Barbier une touche d’hispanité et, en premier lieu, un artiste impayable dans la grande tradition des chanteurs bouffes. D’une stature moins impressionnante que celles de Ruzil Gatin ou de Vittorio Prato, le baryton espagnol campe un docteur irascible, nerveux comme un comédien de cinéma burlesque, et tendrement ridicule dans un improbable costume de couleur orangée. L’aria « A un dottor della mia sorte » est pour le personnage de Bartolo un test redoutable tant la rapidité du débit exigé par l’écriture rossinienne met à l’épreuve la souplesse des gosiers les plus éprouvés à la discipline belcantiste. Pablo Ruiz s’en tire avec tous les honneurs, comédien à chaque phrase sans jamais perdre en musicalité ni en lucidité. Et si la sonorité du timbre s’altère en fin d’aria à cause de la fatigue, le chanteur en tire parti pour faire rire à ses dépens, ce qui ne l’empêche évidemment pas de rebondir dès le finale du premier acte qu’il assure avec un aplomb vocal époustouflant. Lorsque Bartolo se plaint à l’officier sur un train d’enfer « Questo soldato m’ha maltrattato », on a peine à imaginer qu’une telle santé vocale soit possible après déjà près de 90 minutes en scène !
Autre voix grave indispensable pour assurer un grand Barbier, Mirco Palazzi incarne un Don Basilio au timbre noir et à la mine patibulaire mais qui confond hélas vitesse et précipitation dans le flot trop tempétueux de son air de la calomnie. Le second acte le montre mieux à son affaire dans le quintette avec Bartolo, Figaro, Almaviva et Rosine : roublard quand il comprend qu’il doit faire mine d’avoir la fièvre, il déploie alors de longues phrases sombres gravement timbrées qui attestent d’une bonne connaissance de la grammaire du chant rossinien.
Comprimari de grand luxe, Ivan Thirion et Eleonora Boaretto réussissent à se glisser dans les costumes de Fiorello et de Berta avec succès. Le premier dispose d’une voix de baryton suffisamment ronde et charpentée pour rendre crédible son personnage d’homme à tout faire du comte Almaviva tandis que la seconde, à qui sa robe bleue et sa perruque grise donne des allures de Mrs Bates tout droit sortie du chef d’œuvre hitchcockien Psycho, grille cigarette sur cigarette, siffle la gourde d’eau de vie du comte Almaviva pendant le finale du premier acte et retrouve des mines de mijaurée lorsqu’il s’agit d’interpréter son arioso « Il vecchiotto cerca moglie ». Sans difficulté majeure, ce morceau nécessite cependant un abatage que la jeune soprano italienne assume crânement ; rarement aura-t-on vu une Berta aussi présente sur le plateau même s’il s’agit d’un rôle extrêmement limité.
Tour à tour musiciens ambulants et soldats de la phalange franquiste, les artistes masculins du Chœur de l’Opéra royal de Wallonie-Liège sont rigoureusement préparés et prennent toute leur part à la folie des grands ensembles crescendos qui ponctuent la partition du Barbier.
Au rideau final (nous assistions ce soir à la deuxième représentation du spectacle après la Première du mercredi 18 octobre), le public liégeois fait un triomphe à toute la distribution et manifeste une fois de plus son goût immodéré pour l’opéra italien du XIXe siècle. Ce Barbier de Séville reste à l’affiche de l’Opéra royal de Liège jusqu’au 4 novembre mais, pour les trois dernières représentations, ce sont Marcello Rosiello et Chiara Tirotta qui chanteront les rôles de Figaro et Rosina.
Il conte d’Almaviva : Ruzil Gatin
Don Bartolo : Pablo Ruiz
Rosina : Aya Wakizono
Figaro : Vittorio Prato
Don Basilio : Mirco Palazzi
Berta : Eleonora Boaretto
Fiorello : Ivan Thirion
Un ufficiale : Marc Tissons
Orchestre et Chœur de l’Opéra royal de Wallonie-Liège, dir. Giampaolo Bisanti
Mise en scène : Vincent Dujardin
Décors et costumes : Leila Fteita
Lumières : Bruno Ciulli
Il barbiere di Siviglia
Opéra-bouffe de Gioachino Rossini, livret de Cesare Sterbini d’après Le Barbier de Séville de Pierre Caron de Beaumarchais. Créé le 20 février 1816 au Teatro Argentina, à Rome.
Opéra royal de Wallonie-Liège, vendredi 20 octobre 2023 – 20h00