UNE MESSA DA REQUIEM DE VERDI BENIE DES CIEUX DONNE LE COUP D’ENVOI DE LA SAISON MONEGASQUE

Si l’information d’un nouveau forfait de Daniel Barenboim, dû à une santé désormais très fragile, était de nature à attrister beaucoup de ceux qui considéraient à juste titre la venue de l’illustre chef israélo-argentin comme un évènement, la présence d’un quatuor vocal d’exception mené de main de maître par Kasuki Yamada, directeur artistique et musical de l’orchestre philharmonique de Monte Carlo, aura permis aux spectateurs chanceux de cette soirée de côtoyer les anges.

Un drame sacré écrit pour les vivants…

On sait combien le Requiem de Verdi continue presque cent cinquante ans après sa création à diviser l’opinion et la critique sur son caractère plus profane que sacré, certains n’hésitant pas à dire qu’il s’agit en fait du… vingt-neuvième opéra du maître de Busseto ! Sans vouloir entrer dans une analyse musicologique, force est de constater que cette « messe des morts », amorcée à l’origine – pour son Libera me final – en l’honneur de Rossini puis entièrement composée à la mémoire de l’écrivain national de l’Italie unifiée, Alessandro Manzoni, l’auteur célèbre d’I promessi sposi (Les Fiancés), est probablement la plus polymorphique du répertoire de musique sacrée. L’interprétation monégasque à laquelle nous avons assisté le montre, selon nous, à plus d’un titre, alternant à la fois les instants de recueillement où le temps profane semble suspendu et les explosions sonores où l’on a littéralement l’impression que les morts sont en train de sortir de leurs tombes !

D’emblée, le spectateur est immergé dans un espace sacré du fait des nombreuses projections vidéo en fond de scène qui permettent à l’œil d’écouter, entre retables baroques, cieux courroucés et pietà éplorée : une approche quasi-cinématographique qui trouve toute sa justification dans le cadre spacieux du Grimaldi Forum.

De même, le souci de spatialisation souhaité par Kasuki Yamada conduit de façon bienvenue à placer les trompettes dans les loges pendant le toujours impressionnant Tuba mirum, ce qui permet de construire de magnifiques contrastes alors que l’annonce de l’entrée du Grand Juge (Quantus tremor) se rapproche et que les cuivres au grand complet lancent leur appel : électrisant !

Personnellement, nous n’avions jamais perçu à ce point la qualité sonore de la salle monégasque, curieusement supérieure à ce qu’il nous avait été donné d’entendre lors de précédentes éditions opératiques. De fait, le chœur de l’Opéra – nécessairement – renforcé par des supplémentaires pour une œuvre de cette envergure -, donne, lors de cette soirée, une interprétation de très haut calibre. Sous la direction particulièrement attentive et aimante de Stefano Visconti, la phalange chorale passe de la sourdine recueillie – quelle inspiration dans l’ouverture ! – au déchaînement soudain du Dies Irae puis à la majesté du Rex tremendæ majestatis pour se parachever dans un art de la fugue – Sanctus puis Libera Me – à la solide facture. Nous n’hésitons pas écrire que la veine d’inspiration du chef du chœur, tout particulièrement en cette soirée, touche au céleste.

Familier du répertoire verdien, l’orchestre philharmonique de Monte Carlo parvient à trouver l’équilibre idéal entre la musique de l’homme de théâtre – Don Carlo et Aïda, pour ne citer que ces deux titres, sont contemporains de la composition qui nous occupe – et celle du musicien dans sa plus honnête dévotion. On est bluffé par la facilité déconcertante avec laquelle le chef japonais sait immédiatement créer des atmosphères sonores tout au long de la soirée depuis l’exceptionnelle phrase descendante des violoncelles avec laquelle s’amorce l’ouvrage jusqu’au souffle de l’allegro resoluto à la toute fin du Libera Me où le maestro combine admirablement la puissance de son orchestre à celle du chœur et des solistes. Impressionnant.

Un quatuor d’exception

Sans vouloir verser dans le propos dithyrambique, il est légitime d’écrire que le quatuor réunit pour cette soirée frise l’exceptionnel non seulement par les qualités individuelles, bien connues dans le domaine lyrique, de quatre grands artistes au sommet de leurs moyens, mais aussi et surtout par l’homogénéité d’ensemble de leurs voix et par l’aisance à faire corps ensemble dans la conception souhaitée par Kasuki Yamada. Ce n’est pas si fréquent pour être passé sous silence : aucun de ces chanteurs n’a, ce soir, la volonté de briller individuellement mais s’efforce de mettre en valeur ses collègues : et cela s’entend ! On devrait donc tout citer dans l’art du chant de Michael Spyres qui, pour ses débuts in loco, nous invite à une authentique leçon de beau chant dans une œuvre qu’il connait vraisemblablement par cœur et dirige du regard et du sourire – en parallèle au chef ! – et dont il sait traduire les nuances les plus infinies : nous n’avons ainsi pas souvenir d’avoir entendu, pendant l’Offertoire, un Hostias d’une telle lumière et à la délicatesse aussi diaphane[1]. On pouvait craindre que le calibre d’Erwin Schrott ne soit pas du même acabit que celui d’Ildar Abdrazakov, initialement prévu mais malade. Or, nous avons trouvé la partie grave de la voix du baryton-basse uruguayen beaucoup plus sonore que lors de notre dernière audition sur scène ! De fait, nous avons droit à un Confutatis Maledictis et, surtout, à un Requiem Aeternam qui sonne comme le glas que l’orchestre nous fait entendre aux cuivres et aux bassons ! Nous n’avions personnellement plus eu le plaisir d’entendre sur scène la grande Ekaterina Semenchuk depuis ses électrisants débuts en 2016 sur la scène de l’Opéra National de Paris en Azucena : non seulement la voix est toujours aussi impressionnante mais, à plusieurs reprises dans la soirée – et idéalement lors de l’angélique phrase Et lux perpetua où elle est rejointe par la flûte -, on reste pantois devant l’art du chant nuancé, au dosage parfait, dont témoigne la mezzo-soprano biélorusse. Que dire enfin de la voix glorieuse de Marina Rebeka à laquelle revient certains des moments les plus périlleux de l’ouvrage ? Plein et égal sur tout l’ambitus, l’organe de la soprano lettone est aujourd’hui à son zénith et s’élance sans coup férir, et avec une puissance étonnante, sur les cimes du Libera Me et des phrases stratosphériques du Requiem aeternam.

Au-delà, comme nous l’avons écrit plus haut, l’émotion exceptionnelle de cette soirée résidait dans tous ces duos (Agnus Dei), trios (Lux Aeterna), quatuors (Lacrymosa) et ensembles (Salva me o fons pietatis) qui auront fait de cette exécution du chef d’œuvre de Verdi un pur moment d’offrande musicale, retentissant avec une force encore plus décuplée dans le contexte géopolitique actuel.

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[1] Lors de notre échange dans sa loge, alors que nous lui manifestons notre enthousiasme à cet égard, le ténor américain relève qu’il chantera d’ailleurs bientôt Lohengrin à l’Opéra national du Rhin : c’est exactement ce que l’on entend déjà !

Les artistes

Soprano : Marina Rebeka
Mezzo-soprano : Ekaterina Semenchuk
Ténor : Michael Spyres
Basse : Erwin Schrott

Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo : Stefano Visconti

Orchestre philharmonique de Monte-Carlo direction : Kasuki Yamada

Le programme

Messa da Requiem, créée en l’église San Marco, Milan, le 22 mai 1874

Musique : Giuseppe Verdi (1813-1901)

Composée pour l’anniversaire de la mort d’Alessandro Manzoni (1785-1873)

Grimaldi Forum, Monaco, jeudi 2 novembre 2023