Rome, Mefistofele, 27 novembre 2023
Distribution inégale, mise en scène non convaincante : le Mefistofele qui ouvre la saison romaine est sauvé par la direction musicale de Michele Mariotti – et la Marguerite de Maria Agresta.
Le mythe faustien vu par Boito
Mefistofele est l’un de ces plaisirs coupables que peu de gens avouent aimer. Un fin connaisseur de musique n’avouera jamais aimer l’opéra de Boito, lequel compte en revanche de nombreux admirateurs parmi le public mélomane.
Lorsqu’en 1868, sous la direction de l’auteur lui-même, l’œuvre fut représentée à la Scala, ce fut un fiasco retentissant, à tel point que Boito prépara une seconde version présentée sept ans plus tard à Bologne, qui qui avait entendu Lohengrin pour la première fois en 1871 et qui allait devenir la ville la plus wagnérienne d’Italie. Les cinq actes encadrés par un Prologue et un Épilogue sont réduits à trois, certaines parties ayant été coupées (l’auteur les a détruites), qui comportaient un programme esthétique/politique assez flou, fortement matérialiste et anticlérical. Les audaces métriques de certaines pages sont oubliées, Faust de baryton savant philosophe et penseur devient un ténor amoureux plein d’idéaux et la présence du personnage de Marguerite est accrue. Seul le personnage de Méphistophélès reste intact.
Ainsi plus conforme aux attentes, le Mefistofele de Bologne connut un grand succès, grâce aussi à une meilleure troupe de chanteurs. La reprise vénitienne de 1876, dans une troisième version, fut également un succès. Titre très populaire à la fin du XIXe siècle, il est depuis lors, bien qu’avec des fortunes diverses, assez présent sur les affiches des théâtres italiens et étrangers. Cette saison, il est à l’affiche à Cagliari, Venise et présentement à Rome, où, au fil du temps, entre Costanzi et Caracalla, il a fait l’objet de plus de trente productions différentes, la dernière datant de 2010.
Enième re-proposition du mythe faustien en musique après Spohr (1812), Lortzing (1829), Mendelssohn (1823), Berlioz (1846), Liszt (1857), Gounod (1859) et Schumann (1862), l’œuvre de Boito présente la particularité de comporter le nom du diable dans son titre. Si la version de Gounod était, selon Paolo Isotta, une « collection de mélodies agréables et apaisantes [qui] réduisait la complexité métaphysique et philosophique du poème [de Goethe] à l’anecdote de l’histoire d’amour de Faust et Marguerite, à l’usage d’un public bourgeois », celle du mécréant Boito est plus fidèle à l’original de Goethe et possède sa propre profondeur, traitant du bien et du mal, du sublime et du grotesque, de la faiblesse humaine et du désir de l’homme de transcender la finitude de l’être. Écrit quelques années avant Nietzsche et à une époque où Dieu, s’il n’était pas encore mort, était néanmoins remis en question, le Faust de Boito tente de donner un sens au concept même de la vie.
Le livret, écrit par le compositeur lui-même, est rédigé dans le style érudit et artificiel de la scapigliatura, tandis que la musique se détourne de Wagner, dont Boito admire « l’incarnation suprême du drame », mais pas son langage musical : celui-ci tend vers une simplification de l’harmonie et de la forme, peut-être conscient des limites de ses capacités de composition (Boito est essentiellement un homme de lettres) et des goûts du public, qui sera bientôt conquis par le vérisme. Mais son style hypertrophique, grandiloquent et désespérément kitsch fascine les auditeurs modernes et cyniques que nous sommes !
Michele Mariotti : une direction fluide et élégante
Lors de cette ouverture de la saison romaine, c’est en tout cas la musique, sous la direction de Michele Mariotti, qui a sauvé une représentation peu mémorable pour les interprètes et discutable visuellement. Le directeur musical, pour la première fois aux prises avec ce titre après avoir été admiré surtout dans le répertoire du bel canto, a su tirer le meilleur parti d’une partition qui était à sa manière expérimentale en raison de la discontinuité et de la variété des décors dans lesquels l’histoire se déroule – le ciel du prologue ; Francfort le jour de Pâques ; le cabinet de Faust ; un jardin « d’apparence rustique » ; la montagne des sorcières du premier sabbat ; la prison de Marguerite ; le paysage classique du second sabbat – chacun avec sa propre couleur et son propre style musical. Mariotti donne une unité à cette conception musicale bigarrée, réussit à préserver la distinction entre les différents tableaux mais les insère dans une narration fluide où les inventions mélodiques s’intègrent naturellement.
Le spectacle de Simon Stone : une mise en scène peu convaincante dans des décors d’une rare laideur
Dommage que la fluidité du discours musical soit interrompue par les interminables changements de scène imposés par la mise en scène de Simon Stone, qui propose ici sa première mise en scène d’opéra en Italie – nous avons en revanche déjà vu ses Trois Sœurs de Tchekhov au Carignano de Turin – mais qui a déjà travaillé avec Mariotti dans la fameuse Traviata de Paris.
Le metteur en scène germano-australien a conçu de nombreuses productions très fortes, la dernière en date étant la belle Passion grecque à Salzbourg l’été dernier, mais celle-ci n’est guère convaincante, bien que reposant sur des postulats valables, comme celui de rajeunir une tradition poussiéreuse. Le Mefistofele de Boito est le fruit d’une vision esthétique qui ne nous appartient plus, et Robert Carsen a bien fait de lire avec ironie cette œuvre où le sublime est inextricablement lié au kitsch, tous deux absents ici dans la lecture froide et analytique de Stone, réalisée d’ailleurs sans grâce. On ne peut expliquer autrement l’élaboration de ce monde aseptisé et glacé, perpétuellement plongé dans le blanc d’installations scéniques conçues par Mel Page) : du parking désert du prologue au bassin rempli de boules de plastique colorées, du manège du premier acte à l’escalier grossier, des colonnades de plâtre au fauteuil-botola de la maison de retraite du finale, elles sont d’une rare laideur. Les costumes de Page sont également incongrus : on peut éventuellement choisir de déguiser Méphistophélès en clown, mais pourquoi Marguerite, la « jeune fille du village » dont le père est un « homme rude », est-elle vêtue de lamé d’or ? Et pourquoi Faust, chevalier « splendidement vêtu », porte-t-il tenue de camouflage ?
Dans les espaces sans profondeur de ce décor lugubre, le chœur dirigé par le Maestro Ciro Visco offre une excellente performance en termes d’intonation et de précision. Le metteur en scène le maintient toujours aligné et immobile – ce qu’il fait particulièrement bien… – alors que les personnages errent sans aucune direction d’acteur : Faust fait les cent pas comme un ours en cage, et les séductrices ne séduisent pas – elles sont même un brin maladroites…
Une distribution inégale
La production comporte deux distributions pour les interprètes principaux, et lors de la première, c’est John Relyea qui endosse le rôle du protagoniste histrionique. Le timbre quelque peu morose n’est pas particulièrement agréable et la gamme des couleurs en souffre quelque peu, mais le volume est puissant et le phrasé incisif, ce qui est d’autant bien venu que c’est Mefistofele qui prononce les interventions les plus caustiques de l’opéra, de « Son lo spirito che nega » à l’acte I à « Ecco il mondo » à l’acte II. Le résultat est un personnage sardonique plutôt que démoniaque, conforme aux intentions du compositeur, mais certainement pas mémorable. Faust est, comme nous l’avons dit, un ténor dans cette version et Joshua Guerrero investit ce rôle d’un charisme qui n’est pas débordant… Un rôle qui ne présente par ailleurs pas de difficulté particulière – avec Boito, nous sommes loin du belcanto italien – étant en partie declamato, mais avec des moments où la composante lyrique prédomine : c’est le cas de « Dai campi, dai prati » à l’Acte I ou « Giunto sul passo estremo » dans l’épilogue.
Si la basse canadienne y révèle une certaine pauvreté de couleurs et des mezze voce fragiles, Guerrero est à l’aise dans les moments passionnés avec Margherita, laquelle est incarnée par une Maria Agresta mettant tout le monde d’accord, dans sa double incarnation de Marguerite et d’Hélène, par son interprétation majestueuse et son intensité expressive. Son livide « L’altra notte in fondo al mare » ferait froid dans le dos s’il n’était pas troublé par des images de Faust en train de s’accoupler avec une demoiselle et d’autres agréments vus à travers une ouverture derrière elle. Dans les rôles secondaires, Sofia Koberidze (Marta), Marco Miglietta (Wagner) et Leonardo Trinciarelli (Nereo) se sont distingués.
Un public particulièrement mal élevé – la représentation a commencé avec un quart d’heure de retard, mais de nombreux spectateurs ont encore été autorisés à entrer dans la salle pendant un long moment lors du prologue ; et à la fin de chaque entracte s’est répétée la scène des gens qui prenant leur place avec retard, ou la trouvant occupée – avec tout le vacarme qui s’ensuit, sans parler des téléphones portables particulièrement intempestifs. Les spectateurs ont manifesté un enthousiasme modéré vis-à-vis des interprètes ; seul le chef d’orchestre Mariotti a reçu des applaudissements un peu plus nourris ; quant au metteur en scène, il a été conspué. S’agissant d’une coproduction du Costanzi et du Real, le spectacle pourra être revu à Madrid.
Mefistofele : John Relyea
Faust : Joshua Guerrero
Margherita / Elena : Maria Agresta
Marta / Pantalis : Sofia Koberidze
Wagner : Marco Miglietta
Nereo : Leonardo Trinciarelli
Orchestre et Chœur du Théâtre de l’Opéra de Rome, avec la participation du Chœur de voix d’enfants du Théâtre de l’Opéra de Rome, dir. Michele Mariotti (chef de chœur : Ciro Visco).
Mise en scène : Simon Stone
Décors et costumes : Mel Page
Lumières : James Farncombe
Nouvelle production du Théâtre de l’Opéra de Rome, en coproduction avec le Teatro Real de Madrid
Mefistofele
Opéra d’Arrigo Boito (livret du compositeur) en un prologue, quatre actes et un épilogue, créé le 5 mars 1868 à la Scala de Milan.
Opéra de Rome, représentation du 27 novembre 2023.
2 commentaires
Maria Agresta chantait également Elena ?
Oui, bien sûr