Composé dans un contexte politique incertain où Verdi voit s’effondrer ses espoirs d’une Italie nouvelle, républicaine et unie, Luisa Miller apparait comme un chef d’œuvre méconnu. Dans cet opéra ici porté par une distribution de jeunes artistes prometteurs, l’auditoire navigue sans cesse entre le pathos collectif et la sensibilité individuelle.
Pour l’entrée au répertoire de l’ouvrage à l’Opéra Grand Avignon, le directeur de l’institution prend en charge la mise en scène et propose une métaphore autour du temps. Au lieu de caractériser les différences sociales rendant impossible l’union de Luisa et Rodolfo, Frédéric Roels met en lumière les différentes temporalités de l’action. Le cadran d’une grande horloge rythme les différents tableaux et personnifie les manifestations du destin. Un décor unique cloisonne les espaces par de grandes parois mobiles où sont dessinées des fenêtres closes et des arches gothiques.
Les deux amants apparaissent tout d’abord unis et portés par leur candeur juvénile. Il est donc question ici d’un voyage dans le temps pour accompagner le passage à l’âge adulte des deux héros. Le personnage de Wurm, aux allures d’un Mephisto tout de rouge vêtu, vient interrompre leurs projets d’avenir. L’horloge se fige alors.
Une série de quiproquos et d’aléas chronologiques rendront par la suite impossible l’union des deux jeunes amants malheureux. L’aiguille du cadran deviendra tour à tour une épée vengeresse brandie par Rodolfo contre son père, puis l’aiguillon d’un poignard tombé du ciel au moment du duel final entre le ténor romantique et Wurm. Le temps apparait clairement comme dangereux et fatal.
Le trio final nous offre, comme le suggère la mise en scène, un moment suspendu de musique où chacun des spectateurs peut partager le touchant bonheur retrouvé des amants dans leur ultime agonie.
Les costumes sobres et épurés conçu par les ateliers de l’opéra Grand Avignon renforcent le caractère intemporel confié à l’ouvrage, alors débarrassé de son ancrage dans le XVIIIe siècle. Ils permettent une identification rapide des protagonistes ainsi que de leur position sociale.
La production proposée s’avère sobre, minimaliste et construite autour d’une idée centrale déclinée tout au long de l’ouvrage. Elle est servie par un plateau vocal constitué de jeunes artistes prometteurs, dont le couple de protagonistes principaux, qui tous deux faisaient leurs débuts respectifs dans leur rôle.
Axelle Fanyo incarne une héroïne douce, innocente et fragile. Son air d’entrée, parfaitement maîtrisé, est gai et enthousiasmant, avec une voix toujours bien projetée et empreinte d’un délicieux entrain juvénile. Soprano aux aigus agiles et aériens, la jeune française capte l’essence de la pureté et de l’innocence du rôle pour la retransmettre à l’auditoire. Elle sait également se faire beaucoup plus dramatique, révélant des graves particulièrement convaincants et ajoutant ainsi une profondeur émouvante à son interprétation. À n’en pas douter, nombreux sont ceux, parmi le public, qui garderont son nom en mémoire !
A ses côtés, Rodolfo est interprété par Sehoon Moon. Il constitue l’archétype du ténor romantique. Véritable révélation de la soirée, son personnage d’amant sensible et rêveur convainc par son authenticité et sa profondeur. Son timbre clair et élégant sied parfaitement à la romance de l’acte II, qu’il interprète avec une sobriété rafraîchissante, débarrassée des excès de l’opéra italien. Moon fait siens avec brio tous les codes du jeune amoureux romantique, laissant une impression durable sur le public.
La prestation de Mischa Schelomianski, que le public avignonnais avait déjà acclamé lors du Chevalier à la rose la saison dernière, s’avère tout aussi irréprochable. Dans le rôle de l’amant éconduit, vil et manipulateur, il incarne à la perfection toutes les caractéristiques d’un personnage détestable. Son chant, riche en nuances et en couleurs, emporte l’adhésion du public dès les premières notes. À travers sa performance, on perçoit clairement l’ampleur nouvelle que Verdi souhaitait insuffler à ce personnage complexe. Schelomianski réussit à donner vie à cette vision, captivant l’auditoire par son interprétation très personnelle.
Miller, figure paternelle mue par le désir ardent de préserver l’honneur de sa fille, prend vie sous les traits du baryton Gangsoon Kim. Sa maîtrise technique indéniable se traduit par un chant empreint d’une élégance et d’une noblesse rares, contrastant avec la noirceur du personnage du comte Walter. Wojtek Smilek, habituellement reconnu pour être une basse fiable et convaincante, passe malheureusement à côté de sa soirée. Sarah Laulan, authentique contralto, confère à la duchesse Federica un caractère passionné et intrépide. Ses graves menaçants tentent d’arracher la vérité à la pauvre Luisa, qui lui a ravi le cœur de Rodolfo. La douce Céline Lastchenko et le convaincant Julien Desplantes complètent une distribution très solide.
Sous la direction de Franck Chastrusse Colombier, l’orchestre national de l’Opéra Grand Avignon fait résonner les notes d’une des plus belles ouvertures composées par Verdi, dont l’écho se fait entendre tout au long de l’ouvrage. La direction d’orchestre est précise et affirmée, bien qu’elle s’éloigne parfois de l’esthétique italienne de l’œuvre. Cependant, quelques lenteurs surprenantes, notamment lors du chœur d’entrée, viennent briser la dynamique créée par les chanteurs et les chœurs bien préparés par Alan Woodbridge.
Place de l’horloge où se situe l’opéra d’Avignon, le temps a suspendu son vol durant une représentation qui aura permis d’offrir aux spectateurs une véritable expérience jubilatoire. L’audace de cette programmation ainsi que le superbe plateau vocal de jeunes artistes réunis pour l’occasion sont à saluer. Au plaisir de la découverte de l’ouvrage s’ajoute une énergie communicative. Le public, visiblement conquis, réservera un accueil particulièrement chaleureux à l’ensemble des parties prenantes de cette soirée.
Luisa : Axelle Fanyo
Miller : Gangsoon Kim
Rodolfo : Sehoon Moon
Wurm : Mischa Schelomianski
Il Conte Walter : Wojtek Smilek
La Duchessa Federica : Sarah Laulan
Laura : Cécile Lastchenko
Orchestre national Avignon-Provence, dir. Franck Chastrusse Colombier
Chœur de l’Opéra Grand Avignon
Mise en scène : Frédéric Roels
Scénographie et costumes : Lionel Lesire
Lumières : Laurent Castaingt
Assistante à la mise en scène : Nathalie Gendrot
Études musicales : David Zobel
Luisa Miller
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Salavatore Cammarano d’après Kabale und Liebe de Schiller, créé le 8 décembre 1849 au San Carlo de Naples.
Opéra Grand Avignon, représentation du vendredi 17 mai 2024