La Vestale de Spontini revient chez elle à l’Opéra national de Paris

N.B. : Depuis la parution de cet article, Camillo Faverzani a revu le spectacle (avec Elza van den Heever dans le rôle-titre) et a nuancé et modifié certains de ses propos. Voyez ici !

La Vestale, Opéra Bastille, 15 juin 2024

Après la reprise de Salome de Richard Strauss le mois dernier, une nouvelle production de Lydia Steier qui nourrit la réflexion.

Élodie Hache sauve la soirée en remplaçant Elza van den Heever, souffrante

Pendant longtemps, La Vestale a survécu à la scène dans sa version italienne, dans le sillage de l’interprétation de Maria Callas à la Scala de Milan, en décembre 1954, dans la conception de Luchino Visconti et sous la direction d’Antonino Votto. Les plus grandes ont suivi : Leyla Gencer, Renata Scotto, Gundula Janowitz, Montserrat Caballé, Raina Kabaivanska. Mais toujours dans une traduction qui rapprochait davantage cette œuvre d’un melodramma romantico que de la tragédie lyrique qu’elle est à l’origine. Malgré quelques tentatives de revenir à la source, entre les années 1960 et 1990, ce n’est qu’en 1993 que la souche française commence à s’imposer, dans une production peu intelligible, cependant, avec Karen Huffstodt en Julia et sous la baguette de Riccardo Muti, toujours à la Scala. Plus récemment, s’y sont essayées Jane Eaglen, Ermonela Jaho (dans une réalisation du Théâtre des Champs-Élysées en 2013) et Alexandra Deshorties. Jusqu’à ce miraculeux concert du Théâtre des Champs-Élysées de juin 2022, avec la Julia de Marina Rebeka qui a donné lieu à l’enregistrement de référence. Aujourd’hui souffrante, Elza van den Heever, initialement prévue, avait à son tour abordé ce titre à Vienne au Theater en der Wien, en novembre 2019, secondée par le même Licinius et par le même chef. Cependant, c’est à Élodie Hache de sauver la soirée par des débuts ô combien périlleux dans un rôle extrêmement exigeant. Et il faut avouer d’emblée qu’elle s’en sort avec distinction. Son air de l’acte I est très harmonieux, la ligne dramatiquement soutenue et l’accent charnu. Et si le souffle est quelque peu court dans la grande scène de l’acte II, le legato est prodigieux dans le presto assai sempre agitato « Suspendez la vengeance » (qui, d’après la partition, n’est nullement une cabalette mais une aria à part entière, relayée par le récitatif « Sur cet autel sacré, que ma prière assiège »), sans toutefois les éclats à la Callas dans son dernier abandon. Dans sa prière au sein du finale, l’expressivité la plus intense se conjugue à une très forte émotion qui se renouvelle lors des adieux de l’épilogue, appelant les applaudissements du public. C’est une gageure qui, toutes proportions gardées, nous renvoie aux maints défis ayant marqué l’histoire de l’opéra, même récente, propulsant une interprète moins connue sur les devants de la scène : Maria Callas remplaçant Margherita Carosio dans I Puritani à La Fenice de Venise, Renata Scotto succédant à son tour à Callas dans La sonnambula au Festival d’Édimbourg, Montserrat Caballé relayant Marilyn Horne dans Lucrezia Borgia au Carnegie Hall de New York. Nous souhaitons donc de beaux lendemains à Élodie Hache. Elle aussi en prise de rôle, Eve-Maud Hubeaux campe une Grande Vestale au phrasé ductile et aux decrescendos parfaitement contrôlés dans son air de la mise en garde.

Côté hommes, le Licinius de Michael Spyres se mûrit au fil de la représentation et aboutit à un air de l’acte III à la déclamation exemplaire et à l’aigu percutant. Une bonne entente est visiblement perceptible dans les retrouvailles avec sa bien-aimée. Tandis que le duo avec un Souverain Pontife au grave somptueux (Jean Teitgen) tourne à l’affrontement et à la joute vocale. Épaulé par le Cinna tout aussi idiomatique de Julien Behr, dans le duo de l’amitié Michael Spyres mène son acolyte vers les sommets d’une véritable leçon de chant. À ce sujet, il est sans doute utile de rappeler que la vocalité de François Laïs, baryténor créateur du rôle, est très particulière et que le personnage du confident est distribué tantôt à des barytons, tantôt à des ténors. Légèrement en retrait pendant le trio de l’acte II, c’est avec vaillance que le chanteur français s’acquitte de son second air à l’acte III.

Tous sans distinction se singularisent, par ailleurs, par une diction sans faille.

La Vestale est aussi un opéra de grands mouvements de foule. Très sollicités, les Chœurs de l’Opéra national de Paris ont de nombreuses occasions de se distinguer, notamment dans les hymnes du matin et du soir, et dans le tableau du triomphe. Éblouissant dans la scène de la dénonciation, il est tout particulièrement impliqué et grandiose dans le finale du sacrifice prochain, puis dans les réjouissance de l’issue heureuse.

Bertrand de Billy dirige avec compétence un orchestre maison très motivé. Quelques rares dissentions dans le public, à peine perceptibles, se font entendre au tomber du rideau. Sans doute encore une histoire de chapelles…

Petit précis d’histoire romaine

Quant à la production de Lydia Steier, on a du mal à croire que La Vestale est un titre à la fin édifiante, dans la meilleure tradition du XVIIIe siècle qui venait juste de s’achever. Les hasards de la programmation font que la metteure en scène américaine revient sur la première lyrique nationale deux semaines après la reprise de Salome de Richard Strauss, sa première conception in loco qui, à l’automne 2022, avait eu comme vedette précisément Elza van den Heever. Le spectateur avait été prévenu : « Certaines scènes présentant un caractère violent peuvent heurter la sensibilité d’un public non averti ». Des vétilles, en comparaison avec son précédent travail. Talis est ordo deorum… Tel est l’ordre voulu par les dieux. Voilà la devise qui jalonne les trois actes de La Vestale. Elle résume de manière efficace le propos de Lydia Steier qui, dans le programme de salle, dit s’être inspirée du roman de science-fiction The Handmaid’s Tale (La Servante écarlate), afin de dénoncer les abus d’un gouvernement totalitaire et théocratique, sur le modèle du régime iranien. Un parti pris qui lui semble « particulièrement pertinent à l’heure actuelle, car dans de nombreux pays, dont la France, l’Allemagne, l’Europe de l’Est et certaines parties de la Scandinavie, nous assistons à un violent virage à droite », oubliant l’Italie où se déroule justement l’action de notre opéra et où l’extrême droite est au pouvoir depuis plus d’un an et demi. Les États-Unis sont cités, sans toutefois évoquer l’inconnue de l’élection présidentielle de l’automne prochain avec son lot de conséquences possiblement néfastes à la fois pour l’histoire du pays et de la planète.

C’est ainsi que pour le décor presque unique a été choisi le grand amphithéâtre de la Sorbonne, dans un état de délabrement bien avancé, en guise de pendant de l’Université de Harvard, au centre du récit romanesque. Une simple planche le long de laquelle sont hissés des corps pendus par les jambes illustrent les violentes conquêtes de Licinius, pendant l’ouverture (décors de Étienne Pluss). Des réverbères évoquant les camps de concentration, ou de toute façon un univers concentrationnaire, éclairent l’acte I. À l’acte III, un voilage blanc semi-circulaire, recouvert d’un auvent blanc, fait penser, sans doute involontairement, au temple de Vesta à Rome. En uniformes contemporains, les militaires se mélangent à la population en habit des années 1950 (costumes de Katharine Schlips).

Si l’on fait abstraction de l’histoire romaine et du livret d’Étienne de Jouy, la mise en scène de Lydia Steier se tient et se révèle dans l’ensemble plutôt efficace. Rappelons néanmoins que, même si aucune référence chronologique n’est indiquée par l’auteur, l’exégèse a établi la date à laquelle se seraient produits des événements pouvant se rapporter à notre trame : l’année 269 de la fondation de la Ville, à savoir 483 av. J.-C. Donc pendant la période républicaine. Une certaine facilité de lecture nous fait le plus souvent associer la Rome de l’Antiquité à ce que l’on appelle l’Empire romain, oubliant que la grande époque de la Ville éternelle est assurément son ère républicaine et que l’emprise romaine, l’empire donc, a bien existé avant le Principat d’Octave. Or, la République romaine était tout, sauf un état totalitaire et théocratique. République oligarchique, s’il en est, avec ses castes bien établies (les patriciens, la plèbe, les esclaves), elle constitue un bon exemple de partage du pouvoir. Bicéphale, l’autorité consulaire suprême ne restait en place qu’un an, et devait se confronter à bien des contre-pouvoirs : édiles, censeurs, questeurs, préteurs, tribuns de la plèbe. Sans compter le sénat. Même le dictator, d’où découle notre dictateur, n’était nommé qu’en des cas très exceptionnels et son mandat ne pouvait nullement dépasser les six mois. Quant à la charge de grand pontife (le pontifex maximus), elle n’a été associée au pouvoir politique qu’à partir du Principat d’Octave. Par ailleurs, pendant ses conquêtes, Rome n’imposait nullement ses dieux aux territoires soumis, et ce, pas seulement dans le bassin méditerranéen, mais déjà dans le Latium et en Italie où les cultes des autres peuplades n’étaient pas forcément les siens. La politique d’assimilation de la Rome républicaine tendait à transformer en amis ses anciens ennemis. Le plus souvent avec succès.

Un miroir de notre société

Dans la conception de Lydia Steier, et selon la dramaturgie d’Olaf A. Schmitt, Licinius est une sorte de soûlard, chantant son premier air allongé, la bouteille à la main. Mais c’est surtout la Grande Vestale qui se ressent davantage de cette nouvelle lecture. Elle devient une espèce de kapo fouettant les jeunes vestales qui sont à leur tour tondues. C’est gommer la composante humaine du personnage de Jouy, dont les avertissements à l’adresse de Julia n’ont pour but que de la sauver du danger qui la menace. Cela va jusqu’au déni de son dernier apitoiement (« Ah ! je le sens, pour toi j’ai le cœur d’une mère, / Et je bénis ma fille embrassant mes genoux »), maintenant confié à une cantatrice du chœur. Sinon, le défilé des prisonniers de Licinius, au finale I (un couple adultère cible des crachats de la foule, un homme supplicié au poteau, des femmes en cage, des cercueils) et les capirotes, ces capuches pointues en forme de cône, font davantage penser à l’Inquisition espagnole qu’aux conquêtes romaines. Pendant la musique du ballet, une projection nourrit la propagande : Licinius vainqueur acclamé par le peuple. Dans le même esprit, à l’acte II, la flamme éternelle alimentée par les vestales est remplacée par un autodafé des livres de la bibliothèque de la Sorbonne. Pendant leur duo, Julia et Licinius se déshabillent et copulent. Des images du couple heureux (Julia sous les traits d’Elza van den Heever) défilent en arrière-plan.

L’épilogue laisse quelque peu dubitatif : Julia est enterrée vivante, comme le veut le livret, Licinius est poignardé mais survit. Une Vierge dorée à la façon des processions espagnoles remplace Vénus pour annoncer la volonté des dieux de sauver les coupables. Le Souverain Pontife meurt d’une crise cardiaque. Les deux amants quittent la scène au milieu du chœur des réjouissances par une porte vitrée jusqu’à ce qu’ils soient rejoints par des soldats en armes et qu’on entende des coups de feu. Ont-ils été exécutés ? Toujours est-il que Cinna paraît prendre la place de Licinius et est couronné de manière à ressembler à un Commode vaniteux ou à l’un des multiples empereurs du dernier siècle. Dans le programme de salle, Lydia Steier dit aussi l’« étrange coïncidence » qui assimile ses deux sombres spectacles que sont Salome et La Vestale et exprime le souhait de montrer son autre visage aux Parisiens, non d’« une perverse assoiffée de sang » mais d’« une perverse amusante et colorée ». La Vestale lui en avait sans doute donné l’occasion. Elle ajoute vouloir « tendre un miroir à la société ».

C’est en tout cas une conception qui appelle la réflexion. Lorsque l’héroïne est reconnue coupable de l’extinction du feu, au finale II, on lui serre le cou d’un collier en acier qui, pour rester dans la dénonciation de la mise en scène, fait penser à des images récentes, guère relayées en France : l’institutrice italienne Ilaria Salis, détenue en Hongrie en raison de l’accusation de s’être violemment opposée à des militants d’extrême droite. Les images de son procès donnaient le frisson : elle n’avait pas de collier mais était enchaînée mains et pieds, et tenue par une laisse, de crainte qu’elle puisse s’enfuir. Fraîchement élue au Parlement européen dans les listes Alleanza Verdi e Sinistra (Alliance des Verts et de la Gauche) elle vient d’être libérée. « Le fanatisme est un monstre qui ose se dire le fils de la religion » : cette pensée philosophique de Voltaire est projetée après le couronnement de Cinna. Il est toujours permis d’espérer…

Quelques protestations à l’issue du spectacle, comme d’accoutumée. Moins virulentes que d’habitude, tout de même.

Les artistes

Julia : Élodie Hache
Licinius : Michael Spyres
La Grande Vestale : Eve-Maud Hubeaux
Cinna : Julien Behr
Le Souverain Pontife : Jean Teitgen
Le Chef des Aurispices, un Consul : Florent Mbia

Orchestre et Chœurs (dir. Ching-Lien Wu) de l’Opéra national de Paris, dir. Bertrand de Billy.

Mise en scène : Lydia Steier
Décors : Étienne Pluss
Costumes : Katharine Schlips
Lumières : Valerio Tiberi
Dramaturgie : Olaf A. Schmitt

Le programme

La Vestale

Tragédie lyrique en trois actes de Gaspare Spontini, livret d’Étienne de Jouy, créé au Théâtre de l’Académie impériale de musique de Paris le 15 décembre 1807.

Paris, Opéra Bastille, 15 juin 2024