La saison liégeoise prend fin avec un beau succès public : Carmen, le chef-d’œuvre de Bizet, dans une approche scénique théorique intéressante – mais dont la réalisation demeure inégale…
Des déclarations d’intention convaincantes
Il y a parfois assez loin des déclarations d’intention d’un metteur en scène à la réalisation scénique. Sur le papier, le projet de Marta Eguilor convainc. L’artiste choisit de focaliser son interprétation de l’œuvre de Bizet sur le personnage de José, refusant, à rebours des lectures actuelles, de le réduire à la figure univoque de l’assassin coupable d’un féminicide. Cette lecture est en ceci parfaitement en phase avec le livret : si l’intrigue de Carmen peut être perçue comme une série d’événements conduisant à un meurtre, il n’est pas interdit – même si c’est devenu politiquement très incorrect – d’y lire le récit d’un double suicide : l’héroïne, prévenue du danger qu’elle court par Frasquita et Mercedes, a la possibilité d’échapper à José; mais choisissant de marcher au-devant du destin qu’elle a lu dans les cartes, elle décide de rencontrer le jeune homme tout en clamant : « Je sais bien que tu me tueras ! ». Quant à José, en tuant Carmen, il signe en toute conscience sa propre condamnation à mort. Mais la lecture de l’œuvre que propose Marta Eguilor, presque entièrement centrée sur José, est également en adéquation avec la musique dévolue au premier rôle masculin : une musique dont les accents sincères, tendres, lyriques, sont propres à susciter l’empathie de l’auditeur. Sans chercher à excuser le geste du criminel, Marta Eguilor tente de le comprendre, et trouve deux explications possibles : « Le jeune homme d’Elizondo a grandi sous le joug de la religion et du matriarcat. Un homme hypersensible qui a appris à ses dépens qu’il existait des règles à suivre et que ceux qui les enfreignaient devaient être punis et payer pour la conséquence de leurs actes », écrit la metteuse en scène dans le programme de salle.
Une réalisation scénique inégale
Concrètement, cette interprétation de l’œuvre se traduit par la présence récurrente, sur scène, de pénitents tel qu’on peut en voir lors de la Semaine sainte espagnole, vêtus de robes et coiffés des fameuses capirotes, ces longs chapeaux en forme de cônes – mais aussi de la mère de José et du double de ce dernier, un enfant âgé d’une dizaine d’années. Malheureusement, le mieux est l’ennemi du bien : les premières apparitions des pénitents (leur entrée dans la salle de spectacle avant les premières mesures de l’ouverture est saisissante), ou de la mère et de son fils convainquent ; elles auraient parfaitement suffi à faire peser sur le destin de José le poids de la religion et du matriarcat dénoncé par Marta Eguilor ; mais leur omniprésence finit par affadir le discours et retirer à cette lecture beaucoup de son impact.
Le spectacle offre certes quelques images fortes : la mère de José, dure, autoritaire, soucieuse des « apparences » bien plus que du bien-être de son enfant, passe son temps à recoiffer sans aucune délicatesse les cheveux ébouriffés de son garçon (un geste traumatisant qui deviendra un véritable « tic » chez le José adulte) ; les enfants de Séville, déjà « conditionnés » au point de reproduire dans leurs jeux les dérives brutales et obscurantistes des adultes (les fillettes sont grimées en dévotes vêtues de noir, obsédées par la religion, se signant frénétiquement, une bougie à la main ; les garçonnets portent les mêmes uniformes rouges que les soldats de la « garde montante ») font de José leur souffre-douleur, dont ils se moquent et qu’il maltraitent à loisir ; José, au dénouement, devient un véritable empalao, le corps emprisonné dans des cordes épaisses – comme le sont toujours ceux des empalaos avant qu’ils ne parcourent un « chemin de croix » dans les rues de la ville, selon un rituel particulièrement mortifiant (voyez notre vidéo ci-dessous).
G. Salas © J. Berger - ORW-Liège
Préparation d'un empalao pour la Semaine sainte
Mais le surgissement permanent des pénitents sur scène (même si l’on comprend bien qu’il s’agit d’hallucinations vécues par José sur un mode cauchemardesque) finit par agacer, ou alors par susciter l’amusement, par exemple lorsqu’ils balancent leurs hauts capirotes au rythme de la habanera… De la même façon, l’image récurrente de José se recoiffant frénétiquement finit par devenir trop démonstrative : une ou deux reprises de ce geste, fort et tout à fait porteur de sens, auraient suffi à révéler le traumatisme vécu par l’enfant auprès d’une mère possessive, autoritaire et brutale.
Un beau succès public
Musicalement, la soirée nous a semblé un petit cran en dessous de ce qu’offre habituellement l’Opéra de Liège. L’orchestre fait preuve d’une belle énergie sous la baguette d’un Leonardo Sini précis, mettant en valeur judicieusement certains détails de l’orchestre de Bizet (mais en négligeant parfois certains : les trémolos des violons avec la réplique cinglante de Carmen dans le duo final : « Jamais Carmen ne cédera ! »). Il nous a semblé que le jeune chef tirait parfois plus l’œuvre du côté de l’opéra que de l’opéra-comique, ce qui finalement est une option possible lorsqu’on choisit la version entièrement chantée de Carmen. Car c’est bien, contrairement à la tendance actuelle, la version « opéra » qui est donnée dans le cadre de ces représentations liégeoises : on retrouve ainsi (avec un plaisir coupable teinté de nostalgie !) les récitatifs composés par Guiraud – et quelques coupures, certaines traditionnelles (le duo José/ Escamillo), d’autres moins (la reprise du duo José/Micaëla).
Les chœurs, comme toujours très impliqués, mettent un peu de temps à faire valoir la belle homogénéité qui les caractérise habituellement, et ne retrouveront la plénitude de leurs moyens qu’aux deux derniers actes. C’est curieusement la même remarque que l’on se fait à propos des deux rôles principaux. Au premier acte, la ligne de chant de Galeano Salas se fait parfois fluctuante, un peu hésitante… Trac de la première[1] ? Les choses s’améliorent au second acte, avec un air de la Fleur émouvant (même si le ténor n’ose pas la nuance piano sur l’aigu final…), et surtout aux deux derniers, où l’engagement vocal et dramatique du chanteur est très appréciable. On avait beaucoup aimé la Carmen de Julie Robard-Gendre dans La tragédie de Carmen donnée en novembre 2022 au Théâtre des Champs-Élysées. Ce soir, à Liège, la voix s’est montrée quelque peu rebelle au legato au cours des deux premiers actes, avec une ligne vocale parfois anguleuse, manquant de souplesse, et une diction pas toujours très claire. Là encore, il s’agit peut-être plus des effets du trac que d’une méforme, car au fil de la soirée, la voix et le chant gagneront en assurance et en élégance, avec une scène des cartes et un duo final d’une belle intensité.
On retrouve avec plaisir la Micaëla d’Anne-Catherine Gillet. Si la voix semble, ces derniers temps, avoir acquis une assise plus ferme dans le médium et le grave, le timbre n’a rien perdu de ses couleurs fruitées et l’engagement dramatique de l’artiste contribue à faire du personnage un véritable acteur du drame – et non une oie blanche dont l’intérêt serait purement décoratif. À l’opposé du chant « tout en muscles » de certains de ses confrères (une option qui malgré tout se justifie pour ce personnage de bellâtre fier de ses exploits tauromachiques !), Pierre Doyen privilégie, dans les couplets d’Escamillo, la fraîcheur du timbre et la clarté de la diction – ce qui lui vaut une beau succès personnel.
Bravo enfin aux deux couples Frasquita/Mercédès (Elena Galitskaya et Valentine Lemercier) et Dancaïre/Remendado (Ivan Thirion et Pierre Derhet), particulièrement bien en place (joli quintette des contrebandiers !). Distribuer de tels interprètes dans des seconds rôles est un luxe, chacun d’entre eux ayant déjà tenu des rôles de premier plan (Fiorilla pour Elena Galitskaia, Carmen pour Valentine Lemercier, Albert pour Ivan Thirion, ou encore Ferrando pour Pierre Derhet).
Sans être selon nous le spectacle le plus abouti de cette belle saison 2023-2024, cette Carmen permet de refermer la saison sur un très beau succès public ! Rendez-vous le 13 septembre prochain avec La traviata…
————————————————————-
[1] Il s’agissait de la deuxième représentation, mais de la première pour cette seconde distribution.
Carmen : Julie Robard-Gendre
Don José : Galeano Salas
Micaëla : Anne-Catherine Gillet
Escamillo : Pierre Doyen
Frasquita : Elena Galitskaya
Mercédès : Valentine Lemercier
Zuniga : Patrick Bolleire
La Dancaïre : Ivan Thirion
Le Remendado : Pierre Derhet
Moralès : Marc Tissons
Une marchande : Emma Watkinson
Un Bohémien : Benoît Delvaux
Orchestre, Chœur et Maîtrise de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dir. Leonardo Sini
Mise en scène et décors : Marta Eguilior
Assistante à la mise en scène : Ana Cristina Torres Castro E Abreu
Costumes : Betitxe Saitua
Chorégraphie : Sara Cano
Lumières : David Alcorta
Comédienne : Viviana Dorsi
Danseurs / danseuses : José Manuel Alarcon, Cuevas, Utku Bal, Daniele di Giorgio, Lucia Fernandez, Veronica Garzoñ Toldos, Irène Hernandez Diaz, Jesus Hinojosa, Pierre Jacquemin, Alejandro Castellano, Molina, Alejandro Muñoz Muñoz, Noemi Orgaz Aragon, Nuria Tena Lopez, Marina Walpercin Rodriguez
Figurantes : Maëva Jacquelot, Fanny Alton, Juliette Malala Tardif
Carmen
Opéra-comique en quatre actes de Georges Bizet, livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, adapté de la nouvelle Carmen de Prosper Mérimée, créé le 3 mars 1875 à l’Opéra-Comique.
Opéra Royal de Wallonie-Liège, représentation du mercredi 19 juin 2024.