Roma 1700 à Avallon et Les vêpres de la Vierge à la basilique de Vézelay
Incontournable rendez-vous de fin d’été pour tous les mélomanes amoureux de la voix depuis un quart de siècle, les 24e Rencontres musicales de Vézelay ont commencé le jeudi 22 août dans une atmosphère mêlant à la fois excitation et tristesse provoquée par la récente et brutale disparition de Nathalie Leblanc, Présidente de la Cité de la Voix depuis 2022. Avant qu’un hommage plus appuyé ne lui soit rendu à l’occasion du concert de samedi à la basilique de Vézelay, le festival a débuté par deux concerts mettant à l’honneur le répertoire religieux italien.
50 nuances de pianissimi
La force des Rencontres musicales de Vézelay est de pouvoir compter sur le soutien proactif de tout un territoire dont les églises et chapelles sont autant de lieux enchanteurs susceptibles d’accueillir la riche programmation de quatre journées de festival.
Pour cette édition 2024, c’est la collégiale Saint-Lazare d’Avallon qui a été retenue pour servir d’écrin au concert inaugural des Rencontres musicales. Bijou d’architecture romane aux portes du Morvan, posée en équilibre fragile sur le bord du rempart qui ceinture le cœur d’Avallon, la collégiale nécessite urgemment qu’on se penche à son chevet pour en stabiliser le gros-œuvre mais offre l’atmosphère et le volume idéaux pour y jouer une sélection d’arie extraite d’oratorios romains composés dans les premières décennies du settecento par Scarlatti, Haendel et Caldara.
La présence moralisante de la papauté empêchant l’existence à Rome d’une vie théâtrale profane, c’est alors dans les chapelles et les salons de la noblesse noire que se développe l’art virtuose de l’oratorio. À défaut de pouvoir faire incarner leurs œuvres sur scène et d’en donner des représentations totales avec décors et costumes, les compositeurs s’emploient à mettre dans leur écriture toute la grandiloquence et le drame nécessaires pour faire naitre, par la seule force de la musique et du chant, des situations dramatiques assez fortes pour saisir le public.
Auréolé du succès de son récital « Roma travestita » publié chez Teldec en 2022, Bruno de Sà a toute légitimité pour défendre ce répertoire mystique et ambigu dont les chanteuses étaient autrefois bannies sous prétexte d’indécence. Parmi la jeune génération de chanteurs qui défendent aujourd’hui le répertoire des anciens castrats, le sopraniste brésilien est indiscutablement celui dont le timbre, tant par la transparence cristalline que par l’agilité inouïe, est le plus androgyne et le plus propre à faire revivre ces oratorios moralisateurs baignés d’encens.
« Cantantibus organis », extrait de Il vespero di santa Cecilia d’Alessandro Scarlatti, permet d’emblée à Bruno de Sà de saisir les festivaliers et le murmure qui parcourt immédiatement le public en dit long sur le pouvoir hypnotique de sa vocalità. Le chanteur a pourtant contre lui une acoustique hostile qui retient la voix prisonnière au fond du chœur de l’église mais, dès le morceau suivant, il adapte son instrument, projette davantage le son et – sans paraitre concéder le moindre effort – réussit à capter l’attention des spectateurs pour ne plus la lâcher jusqu’à la fin du concert.
Savamment construit pour confronter des œuvres qui ont toutes été créées au même moment et pour le même public de riches mécènes romains proche du pouvoir pontifical, le programme offre l’occasion de s’abandonner à la virtuosité d’un jeune chanteur aussi généreux que sincère dans sa manière de délivrer un chant d’une extraordinaire virtuosité. Dans « Sommo Dio » de l’oratorio La Santissima Annunziata, Bruno de Sà déploie une longueur inouïe de souffle tandis que dans le Gloria de Haendel, sa voix semble tutoyer celle des anges en produisant des sons filés interminables à faire pâlir de jalousie feue Montserrat Caballe !
« Chi s’oppone al Ciel », où il chante le rôle de Sarah, l’épouse du patriarche Abraham, permet à l’artiste brésilien d’insuffler une étonnante vitalité à cette femme à laquelle la Bible prête l’âge canonique de 90 ans, mais ce sont les airs extraits d’œuvres d’Antonio Caldara qui permettent le mieux d’apprécier la richesse musicale des salons romains du début du settecento et les talents d’interprète de Bruno de Sà.
Dans l’extrait « Ahi quanto cieca » de l’oratorio Il Martirio di santa Caterina, le chanteur investit le récitatif accompagné qui précède l’aria d’une riche intensité dramatique qui souffre la comparaison avec l’interprétation de Cecilia Bartoli dans son album « Opera proibita » paru en 2005, mais c’est surtout dans l’aria « Come foco alla sua sfera » qu’il réussit à transcender la mièvrerie du livret par une sincérité et un abandon qui touchent le cœur. Dans « Miro che il fiumicello », sa voix dialoguant avec le hautbois de Vincent Blanchard, Bruno de Sà délivre un chant pur et cristallin dont la sincérité continue de toucher même lorsque le da capo l’enrichit d’ornementations vocales absolument séduisantes.
Dans l’album « Oratorio » gravé pour Aparté en 2018, Thibault Noally et son ensemble avaient déjà exploré ce répertoire en compagnie de la mezzo-soprano Blandine Staskiewicz. Le concert d’ouverture des Rencontres musicales de Vézelay est donc l’occasion de remettre l’ouvrage sur le métier et force est de reconnaitre que les instrumentistes des Accents sont parfaitement à leur affaire avec le style romain des années 1700.
En dépit d’une acoustique pâteuse qui permet mal de distinguer les plans sonores de l’orchestre, Thibault Noally sait apporter à cette musique savante l’énergie tellurique qui lui permet d’avoir encore du sens pour les spectateurs du début du XXIe siècle. Qu’il s’agisse de la Sinfonia de l’oratorio La Vergine addolorata, du quartetto en ré mineur ou de la sonate en fa mineur – tous trois de Scarlatti – Les Accents en donnent une interprétation renouvelée, hors des sentiers battus : le quartet est solennel sans être pompeux tandis que le mouvement lent de la sonate séduit par l’élégance racée du violon.
Si les sept instrumentistes des Accents font corps autour de leur chef Thibaut Noally et forment tous ensemble une pâte orchestrale brillante et ondoyante comme les lignes de l’architecture baroque romaine, retenons – outre l’hautboïste déjà cité – Brice Sailly dont l’accompagnement à l’orgue de l’air « Sommo Dio » déploie un tapis subtilement expressif sous la voix de Bruno de Sà.
Privé de bis par les impératifs d’un train que le chanteur ne pouvait pas se permettre de manquer, le public nombreux qui s’était déplacé à Avallon pour ce concert inaugural des 24e Rencontres musicales n’en a pas moins manifesté bruyamment son admiration à tous les interprètes avant de rejoindre la colline de Vézelay pour y découvrir la suite du programme concocté par le Directeur de la Cité de la voix, François Delagoutte.
Toute première fois
Au terme de l’exécution des Vêpres de la Vierge de Claudio Monteverdi, Leonardo García-Alarcón ne pouvait dissimuler son émotion d’avoir été invité pour la première fois à se produire, avec ses musiciens de la Cappella Mediterranea, à la basilique de Vézelay. Bravant sans micro l’acoustique du grand vaisseau de pierres blondes, c’est une véritable déclaration d’amour au public et à la musique de Monteverdi qu’il a faite sous les ovations de festivaliers qui venaient de communier avec lui à l’un des sommets de la musique religieuse occidentale.
Composées vraisemblablement pour la basilique Saint-Marc de Venise (même si certains musicologues en situent la création à Mantoue), les Vêpres de Monteverdi vont comme un gant à l’architecture majestueuse de la basilique de Vézelay et habitent les pierres bourguignonnes d’une façon absolument naturelle. Pour perpétuer la tradition vénitienne qui consiste, à Saint-Marc, à positionner musiciens et chanteurs dans les tribunes hautes qui entourent le sanctuaire, Leonardo García-Alarcón ponctue le concert de surprises sonores en demandant aux solistes de se placer tantôt le long des bas-côtés, tantôt parmi les musiciens, sur la scène dressée au fond de la nef, adossée au grand portail, voire dans le dos des spectateurs. Il en résulte des effets musicaux saisissants qui donnent vie à la musique éternelle de Monteverdi comme à l’architecture de la basilique Sainte-Marie-Madeleine.
Dès le célèbre motif des sacqueboutes qui ouvre les Vêpres de la Vierge, il parait évident que la Cappella Mediterranea est en territoire de connaissance et qu’elle entretient avec ce répertoire des affinités électives que le public perçoit immédiatement. Au podium, Leonardo García-Alarcón dirige ses troupes sans baguette mais avec de larges mouvements des bras qui tout à la fois étreignent, caressent et fouettent les musiciens pour les entrainer à sa suite dans des tempi rapides qui, sans nuire à la solennité de l’office marial, lui ajoutent encore en majesté.
Pour ce premier concert des 24e Rencontres musicales à la basilique, le spectateur retrouve tous les ingrédients qui depuis une vingtaine d’années font le succès de la Cappella Mediterranea : l’élasticité des pupitres des cordes, la raucité baroqueuse des instruments à vent et, surtout, un son immédiatement reconnaissable, d’une somptuosité inouïe et d’une complexité savante qui sert l’interprétation sans jamais fatiguer l’oreille des mélomanes.
Construites en faisant alterner cinq psaumes, chantés par le chœur, et des concertos vocaux, confiés à des solistes, les Vêpres de la Vierge nécessitent un solide plateau vocal que Leonardo García-Alarcón est parvenu à réunir en invitant le Chœur de chambre de Namur et sept solistes. Homogènes dans tous les registres et attentifs aux moindres inflexions demandées par le chef, l’ensemble des chanteurs concourent à livrer de la partition de Monteverdi une version habitée et vibrante.
Parmi eux, on retiendra notamment Miriam Allan au timbre de soprano brillant, Gwendoline Blondeel d’un engagement incandescent, et surtout Valerio Contaldo – déjà présent à Vézelay l’an passé pour la Passion selon saint Matthieu de Bach. Rompu au chant baroque, ce ténor italien dispose à la fois d’un timbre ambré, d’une technique d’ornementation solide et d’une projection suffisamment vaillante pour se jouer de l’acoustique de la basilique. Plusieurs duos l’associent à Pierre-Antoine Chaumien et constituent les temps forts du concert : « Nigra sum » et « Duo seraphim » offrent à leurs deux timbres de ténor l’occasion de se marier tandis que la polyphonie imaginée par le chef pour « Audi coelum » permet au duo de chanteurs de dialoguer aux deux extrémités de la nef et de se répondre en écho de façon saisissante.
La gaieté qui flottait dans l’air du soir, sur le parvis de la basilique, au moment où le public se dispersait après cette première journée de concerts, en dit long sur l’atmosphère si particulière que François Delagoutte, ses collaborateurs et tous les bénévoles de la Cité de la Voix ont su créer autour des Rencontres musicales. Lorsque tout concourt – musique, architecture, génie des compositeurs et talents des interprètes – à exalter la Beauté, il devient possible de ne pas désespérer du monde et d’en espérer le meilleur. Ce jeudi 22 août, l’Italie s’était invitée au pied du Morvan, en terre bourguignonne, pour le plus grand bonheur des festivaliers des Rencontres musicales de Vézelay.
Roma 1700
Sopraniste : Bruno de Sà
Les Accents
Violon et direction : Thibault Noally
Vêpres de la Vierge
Chœur de chambre de Namur
Cappella Mediterranea
Direction : Leonardo García-Alarcón
Sopranos : Miriam Allan et Gwendoline Blondeel
Contre-ténor : Leandro Marziotte
Ténors : Valerio Contaldo et Pierre-Antoine Chaumien
Basses : André Morsch et Salvo Vitale
Roma 1700
ALESSANDRO SCARLATTI (1660-1725)
Cantantibus organis antiphon pour soprano, hautbois et cordes
Sinfonia, extrait de l’oratorio La Vergine addolorata
Sinfonia et air « Sommo Dio », extraits de l’oratorio La Santissima Annunziata
GEORG-FRIEDRICH HAENDEL (1685-1759)
Gloria pour soprano et cordes
ALESSANDRO SCARLATTI
Quartetto en ré mineur
ANTONIO CALDARA (1670-1736)
Récitatif et air « Ahi quanto cieca… Come foco alla sua sfera », extraits de l’oratorio Il Martirio di Santa Caterina
Sinfonia et air « Miro che il fiumicello », extrait de l’oratorio Santa Francesca Romana
Sinfonia et air « Numi offesi di furor », extraits de l’oratorio La Castità al Cimento
ALESSANDRO SCARLATTI
Sonate en fa mineur
ANTONIO CALDARA
« Chi s’oppone al Ciel », extrait de l’oratorio Abramo ossia Le Gelosie d’un amore inutilmente crudele (Sara)
Collégiale Saint-Lazare d’Avallon, jeudi 22 août 2024 – 15h00
Vespro della Beata Vergine (SV 206 et 206 bis)
Composition musicale de Claudio Monteverdi créée le 25 mars 1610 à la basilique Santa Barbara de Mantoue
Basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay, jeudi 22 août 2024 – 21h00