Teatro Regio de Turin : Puccini, Manon Lescaut
Premier volet de la trilogie turinoise consacrée à Manon, avec une Manon Lescaut de Puccini où la force des images prend trop souvent le pas sur la musique.
Manon Lescaut : une histoire d’opéra…
L’hommage rendu à Puccini par le Teatro Regio di Torino à l’occasion du centenaire de sa mort se poursuit avec Manon Lescaut, son troisième opéra après Le Villi et Edgar et son premier grand succès. L’œuvre a été créée triomphalement dans ce même théâtre le 1er février 1893 et, depuis, elle figure fréquemment sur les affiches du Teatro Regio. La dernière reprise a eu lieu lors de la saison 2016-2017, sous la direction de Gianandrea Noseda et dans une mise en scène de Borrelli, qui réutilisait les décors de Thierry Flamand conçus pour la production de 2006 confiée au cinéaste Jean Reno. À la Scala, la dernière production était celle de David Pountney dirigée par Riccardo Chailly en 2019. La France, en revanche, continue d’ignorer superbement ce chef-d’œuvre de Puccini (l’Opéra de Paris n’en a sauf erreur proposé qu’une seule production, signée Robert Carsen, vue pour la dernière fois à l’Opéra Bastille il y a quelque trente ans…).
L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731) de l’abbé Prévost avait déjà inspiré la Manon Lescaut de Daniel Auber en 1856 et la Manon de Jules Massenet en 1884, sans parler d’une œuvre moins connue du compositeur irlandais Michael William Balfe (l’auteur de The Bohemian Girl) intitulée The Maid of Artois (1836), dont le rôle-titre fut créé par Maria Malibran. Cette dernière œuvre présente, curieusement, un happy end : le couple, perdu dans le désert, est finalement sauvé.
Les vicissitudes du livret de l’opéra de Puccini sont également bien connues, et il s’est finalement avéré avoir pas moins de sept pères (voyez ici le dossier de Première Loge Opéra consacré à l’œuvre) : en plus de Giacosa et Illica, Oliva, Praga, Leoncavallo, Adami, Ricordi et Puccini lui-même y ont également participé, à tel point que dans l’édition imprimée, il est indiqué « textes de divers auteurs » ; figure même, dans certaines éditions, la mention « anonyme » en lieu et place des noms des librettistes. Le livret n’est pas dénué d’une certaine lourdeur dix-huitièmiste que les metteurs en scène d’aujourd’hui évitent comme la peste. Voir, par exemple, la production de Jonathan Kent à Londres ou celle de Hans Neuenfels à Munich, et avant cela celle de Graham Vick à Venise, également dirigée à l’époque par Renato Palumbo. Ainsi, un cadre moderne s’oppose souvent aux « carrosses », « tricornes », « céruse », « jonquille », etc. mentionnés dans le livret…
C’est également ce que fait Arnaud Bernard dans ce projet particulier de « Manon Manon Manon » voulu par le directeur du Regio, Mathieu Jouvin, qui consiste à présenter successivement trois des opéras les plus connus d’après le texte de Prévost.
L’univers cinématographique du « réalisme poétique »
Nous commençons donc par l’opéra de Puccini, pour poursuivre avec celui de Massenet et enfin celui d’Auber, mis en scène dans le cadre d’une mini-saison précédant la saison officielle qui débutera le 23 novembre. Les trois opéras ont des interprètes et des metteurs en scène différents, mais ils sont tous confiés pour la mise en scène au même Bernard, qui a choisi comme clé de lecture le cinéma, et le cinéma français en particulier, à trois époques différentes. Pour Manon Lescaut de Puccini, ce sont les films des années 1930 et 1940, ceux du « réalisme poétique » comme Quai des brumes (1938) de Marcel Carné ; Les enfants du paradis (1945) toujours de Carné ; La bête humaine (1938) de Jean Renoir et bien sûr Manon (1949) d’Henri-Georges Clouzot.
Les références cinématographiques dans la mise en scène d’un opéra aujourd’hui ne sont certes pas nouvelles : rappelons, parmi beaucoup d’autres, la mise en scène de La Cenerentola par Alessandro Talevi, le brillant Ciro in Babilonia de David Livermore et Il turco in Italia de Fellini, La fanciulla del West de Robert Carsen. Mais là, c’est le monde du celluloïd qui a été reconstruit, l’esprit du cinéma plutôt que la simple citation d’images cinématographiques – qui doivent être judicieusement dosées car dans la perception, la vision prédomine sur l’ouïe, elle est plus immédiate et capte d’abord l’attention du spectateur. Dans la mise en scène de Bernard, le noir et le blanc dominent manifestement dans les costumes de Carla Ricotti et les décors d’Alessandro Camera, éclairé par les lumières de Fiammetta Baldiserri. Au premier acte, la place d’Amiens est l’intérieur d’une gare routière animée par les allées et venues confuses des nombreux voyageurs, et la rencontre des deux jeunes gens se perd dans la multiplicité des scènes et des contre-scènes sur le plateau encombré. Le second acte prend place dans l’élégant salon de la maison de Géronte, où il n’y a pas de lit douillet mais un écran de cinéma diffusant des extraits des Enfants du paradis et même l’arrivée de Jean-Louis Barrault « Pierrot » pour divertir la jeune femme qui s’ennuie.
Mais les choses changent avec l’interlude orchestral du troisième acte, au cours duquel des images de Jean Gabin embrassant passionnément ses innombrables partenaires de cinéma remplissent l’écran tandis que l’orchestre égrène les notes poignantes. Entre le troisième et le quatrième acte, des bateaux à la merci des vagues représentent le voyage vers l’Amérique des deux jeunes gens infortunés, un intermède silencieux pour le moins pléonastique. Il ne faut pas sous-estimer le fait que la vue de la mer déchaînée puisse provoquer une certaine nausée dans le public ; elle semble en tout cas avoir eu un effet dévastateur sur Manon : elle quitte la plate-forme représentant le désert avec une vidéo des dunes de sable à perte de vue, puis s’avance seule vers l’avant-scène et, dès qu’elle entonne l’un des airs les plus déchirants du répertoire lyrique, l’écran sur lequel est projeté le film de Clouzot réapparaît… et la musique de Puccini est ravalée au rang de bande sonore d’actions jouées par le jeune Des Grieux de Michel Auclair et la blonde Manon de Cécile Aubry. C’est un spectacle assez dérangeant : la force visuelle des projections attire l’attention du spectateur au détriment de la performance de la pauvre soprano, plongée dans l’obscurité et écrasée par les images. Ce n’est certainement pas le meilleur hommage que l’on puisse rendre à la musique de Puccini.
L’interprétation musicale
Une musique que Renato Palumbo interprète de façon captivante, avec une grande précision dans les scènes d’ensemble animées et une belle intensité dans les larges aperçus symphoniques ainsi que dans les moments plus dramatiques. Mais l’acoustique du théâtre renforce le rendu de l’orchestre au détriment des voix et le fait paraître plus sonore qu’il ne l’est en réalité, les chanteurs ayant parfois du mal à se faire entendre – même si ce n’est pas le cas du Geronte de Carlo Lepore, qui a souvent interprété ce rôle, qu’il interprète avec élégance, une ironie subtile et des moyens vocaux de premier ordre. Le Des Grieux de Roberto Aronica n’était pas tout à fait convaincant il y a cinq ans à la Scala… Aujourd’hui, son timbre ne s’est guère amélioré et les aigus lui demandent certains efforts. Cependant, l’élan généreux avec lequel il aborde le personnage demeure intact. Erika Grimaldi est une professionnelle sérieuse, dotée d’excellentes capacités vocales et d’une intelligence d’interprétation qui lui permet de surmonter en douceur un rôle très exigeant, mais l’interprétation manque de sensualité et de passion, et son « Sola… perduta… abbandonata ! » n’est guère émouvant. Peut-être, comme nous l’avons suggéré plus haut, est-ce la faute du film projeté pendant son chant… Le sanguin Lescaut d’Alessandro Luongo, Giuseppe Infantino (Edmondo), Didier Pieri (l’allumeur de réverbères et le maître de ballet), Janusz Nosek du Royal Ensemble (l’hôtelier et le sergent), Lorenzo Battagion (le capitaine), les madrigalistes et le chœur dirigé par Ulisse Trabacchin se sont distingués de façon positive.
Le public s’est montré chaleureux avec tous les interprètes et en particulier avec la protagoniste. Samedi viendra le tour de Manon #2, l’opéra français de Massenet. Référence cinématographique : Brigitte Bardot !
Manon Lescaut : Erika Grimaldi
Renato Des Grieux : Roberta Aronica
Lescaut : Alessandro Luongo
Geronte di Ravoir : Carlo Lepore
Edmondo : Giuseppe Infantino
Un lampionaio e il maestro di ballo : Didier Pieri
Un musico : Reut Ventorero
Sergente degli arcieri e L’oste : Janusz Nosek – Regio Ensemble
Il comandante di marina : Lorenzo Battagion
Orchestre et chœur Teatro Regio Torino, dir. Renato Palumbo
Chef de choeur : Ulisse Trabacchin
Mise en scène : Arnaud Bernard
Décors : Alessandro Camera
Costumes : Carla Ricotti
Mouvements chorégraphiques : Tiziana Colombo
Lumières : Fiammetta Baldiserri
Vidéo : Marcello Alongi
Manon Lescaut
Drame lyrique en quatre actes de Giacomo Puccini (1858-1924), livret de Mario Praga, Domenico Oliva, Luigi Illica, Giulio Ricordi, Ruggero Leoncavallo, Giacomo Puccini et Giuseppe Giacosa d’après le roman de l’abbé Prévost, créé au Teatro Regio, Turin, le 1er février 1893.
Teatro Regio de Turin, représentation du 1er octobre 2024.