Retour attendu de Tristan et Isolde sur la scène liégeoise : un spectacle accueilli avec enthousiasme par le public – et la naissance d’une nouvelle Isolde.
Giampaolo Bisanti et l'Orchestre de l'ORWL : un public reconnaissant !
Dieu sait si les Liégeois l’attendaient, ce Tristan et Iseult, qui n’avait plus été représenté à l’ORWL depuis… un siècle ! Aussi le véritable triomphe qui couronne la première représentation de cette nouvelle production, en ce mardi 28 janvier 2025, vient-il probablement saluer tout à la fois les performances des artistes que le retour d’une œuvre en particulier et d’un compositeur en général ayant eu trop peu souvent droit de cité sur la scène de l’Opéra Royal. Les répertoires allemand ou russe ont été en effet assez sous-représentés ces dernières années à Liège, qui a plutôt fait la part belle aux œuvres françaises et italiennes. Stefano Pace, le directeur, et Giampaolo Bisanti, le chef maison, ont à cœur depuis quelques années de rééquilibrer les choses et ce Tristan marque une nouvelle étape essentielle dans leur réappropriation d’un répertoire qui ne faisait plus vraiment partie de l’ADN de la maison… Le résultat est d’autant plus appréciable que les musiciens renouent donc ici avec un langage, une esthétique, des codes dont ils n’avaient plus les clés, et l’on mesure aisément l’immense travail qui a dû être nécessaire pour parvenir à maîtriser une partition aussi vertigineuse. Quelques petits réajustements seront sans doute effectués ici ou là au fil des représentations, et certaines pages peuvent encore gagner en puissance évocatrice (le caractère tout à la fois mystérieux, étrange, et dramatique des premières mesures du prélude ; le caractère déchirant du prélude du III, avec ces cordes dont les lignes aigues, ténues, semblent évoquer la raréfaction du souffle vital et l’imminence de la mort). Mais globalement, le travail mené sous la direction du chef maison a superbement porté ses fruits et l’ensemble des pupitres témoignent d’une belle adéquation au langage wagnérien, avec ponctuellement de superbes interventions solistes (superbe premier violon dans l’évocation de la figure d’Isolde au troisième acte ; poignante intervention du cor anglais pendant la longue attente de Tristan). Tous suivent efficacement les intentions du chef Giampaolo Bisanti, dont l’amour pour cette partition se lit sur le visage. Très bien accueilli à son entrée dans la fosse d’orchestre, le chef italien sera, à chaque entracte, applaudi chaque fois un peu plus chaleureusement, avant d’être noyé avec ses musiciens sous une véritable ovation au rideau final, de la part d’un public visiblement très reconnaissant de tout le travail accompli dans la maison depuis son arrivée en 2022.
Un spectacle visuellement inégal
Scéniquement, le spectacle de Jean-Claude Berutti se révèle inégal. Lorsque le rideau se lève, en découvrant un homme vêtu d’un pantalon, d’une veste et d’un chapeau blancs assis face à la mer, on croit un instant être en présence d’Aschenbach et l’on se demande si l’on ne va pas assister à Death in Venice de Britten plutôt qu’à Tristan. Et puis tout s’éclaire – ou presque : l’homme n’est autre que le héros éponyme, lequel revit dans une hallucination ses aventures passées alors qu’il est soigné dans ce qui semble être un hôpital. Tristan, a priori, ne mourrait donc pas à l’issue de l’opéra… Nous sommes en tout cas en terrain (très) connu, le nombre de mises en scène choisissant comme cadre un lieu médical (clinique, hôpital de guerre, hôpital psychiatrique, EHPAD,…) – ou un plateau de tournage cinématographique – ayant vertigineusement grimpé ces dernières années. L’on est prêt quoi qu’il en soit à se laisser porter par cette vision, dans laquelle un acteur joue Tristan convalescent tandis qu’un chanteur interprète le Tristan « du souvenir », celui qui a vécu la passion amoureuse (réelle ? fantasmée) telle que décrite par le livret de l’opéra. D’autant que cette vision n’enferme pas les personnages pendant cinq heures entre les quatre murs blancs d’une clinique, mais fait la part belle, grâce à des projections (les vidéos sont signées Julien Soulier), à la mer, omniprésente, et à la nature. Les vues maritimes sont particulièrement saisissantes ; celles du jardin du deuxième acte sont moins convaincantes, même si un effet de traveling se relève intéressant : le jardin est dans un premier temps « vu du ciel », avant que l’image ne se redresse et ne constitue un décor traditionnel en arrière-plan des personnages dès lors que les flambeaux ont été éteints : tout se passe comme si Tristan et Iseult ne prenaient pied dans le réel, leur réel, que lorsqu’ils se retrouvent seuls dans la nuit, coupés du monde, le retour des autres personnages (Marke, Melot, les chasseurs) les faisant basculer dans un autre univers (la vue du jardin devient alors de nouveau « aérienne »), comme s’ils perdaient tout contact avec le monde et les personnes qui les entourent. Hélas, les choses se gâtent au troisième acte, de loin le moins convaincant. On comprend alors que le Tristan qui séjourne à l’hôpital est celui qui a été blessé par Melot. Il agonise et vit le retour d’Isolde en hallucination, dans un délire si violent qu’on est obligé de lui administrer un calmant. Soit. Mais l’on découvre finalement que Kurwenal, Marke, Brangäne, Melot font partie du personnel de l’hôpital. Tristan meurt, malgré les soins qui lui sont dispensés, alors qu’Isolde, en réalité une infirmière (dont il s’est amouraché ?) arrive. Kurwenal et Melot meurent à leur tour en s’effondrant subitement sur le sol. Mais en fait ne meurent pas puisqu’ils se relèvent finalement et quittent le plateau. Tristan, d’ailleurs, n’est lui-même pas mort puisque son « double » reste présent sur scène et observe son cadavre. Toute cette histoire d’amour, de philtre, de mort, de trahison, ne serait donc en fait que le fruit de l’imagination malade de ce Tristan convalescent ? Peu importe en fait : ce qui gêne, c’est que l’on passe un long moment à réfléchir, se questionner, faire des hypothèses, au moment même où l’on devrait se laisser submerger par l’émotion d’une musique qui compte parmi les plus déchirantes jamais composées… Et l’on doit dire que le Liebestod chanté par une Isolde en costume d’infirmière perd beaucoup de sa magie incantatoire…
Naissance d'une Isolde
Vocalement, le jeune Alexander Marev tire son épingle du jeu en Melot, Evgeny Stavinsky est un roi noble et digne et Birger Radde incarne un Kurwenal impliqué et touchant, sa voix saine et bien projetée ne l’empêchant pas d’apporter l’indispensable touche d’émotion lors de la scène où il veille fidèlement son maître mourant. Violeta Urmana a gardé une présence réelle en scène, de belles couleurs vocales, une projection appréciable. Mais le vibrato est dorénavant un peu trop prononcé et nuit à la pureté des fameux « appels » au deuxième acte. Michael Weinius, déjà Tristan à l’Opéra Bastille en 2023, affronte vaillamment l’éprouvant rôle-titre, et vient à bout de l’éreintant troisième acte sans accident, là où de nombreux confrères accusent en général une réelle fatigue. Ce n’est pas le moindre de ses mérites ! Manque cependant au chanteur une capacité à nuancer davantage, voire une « fêlure », une fragilité qui rendraient le personnage vraiment émouvant. Quant à Lianna Haroutounian, elle effectue ici une prise de rôle impressionnante, justement ovationnée. La voix est large, ample, couvrant sans difficulté tout l’ambitus d’un rôle meurtrier (à l’exception d’un ou deux aigus un peu « limites » au deuxième acte), la projection est d’une aisance déconcertante : on a eu parfois l’impression, dans les couleurs vocales et la façon d’émettre certains aigus forte, d’entendre la jeune Gwyneth Jones… Si le panel de nuances peut encore être enrichi (dommage que le « höchste Lust » final ne soit pas chanté piano…), la fréquentation du répertoire italien apporte à la chanteuse une lumière dans la voix et une souplesse dans la ligne de chant que sont loin de posséder d’autres titulaires du rôle… Une nouvelle orientation réussie dans le parcours artistique déjà riche d’une chanteuse attachante !
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Tristan : Michael Weinius
Isolde : Lianna Haroutounian
Brangäne : Violeta Urmana
Le Roi Marc : Evgeny Stavinsky
Kurwenal : Birger Radde
Melot : Alexander Marev
Un jeune Marin / Un Berger : Zwakele Tshabalala
Un Timonier : Bernard Aty Monga Ngoy
Chœur et Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dir. Giampaolo Bisanti
Mise en scène : Jean-Claude Berutti
Costumes : Jeanny Kratochwil
Décors et conception vidéo : Rudy Sabounghi
Lumières : Christophe Forey
Réalisation vidéo : Julien Soulier
Tristan et Isolde
Opéra en trois actes de Richard Wagner, livret de Richard Wagner, créé le 10 juin 1865 au Théâtre royal de la Cour de Bavière à Munich.
Opéra Royal de Wallonie Liège, représentation du mardi 28 janvier 2025.