Donizetti, L’elisir d’amore, Teatro Regio de Turin, 28 janvier 2025
Une lecture scénique originale et une interprétation musicale très appréciée du public.
Turin, Teatro Regio, 28 janvier 2025
Le « monde en bois » de Nemorino
Daniele Menghini Fabrizio Maria Carminati Davide Luciano René Barbera Paolo Bordogna Federica Guida
Nemorino vient de faire ses courses : parka, sac en plastique avec des bouteilles qui finiront dans le réfrigérateur de son atelier de marionnettiste, poussiéreux de sciure de bois et encombré de rondins de bois. Au fond, des marionnettes prêtes à être livrées ; sur la table de travail, une marionnette féminine à laquelle manquent encore quelques touches. Mais Nemorino en est déjà amoureux : mi-Geppetto, mi-Pygmalion, le créateur est tombé amoureux de sa créature. Ce n’est pourtant pas la baleine qui l’avalera, mais son inconscient rêveur.
Marionnettiste improvisé, « n’ayant pas trouvé sa place dans le monde, [Nemorino] crée son propre monde en bois », dit le metteur en scène Daniele Menghini, et toute l’histoire du livret de Felice Romani devient ainsi une vision subjective du jeune homme qui affronte l’amour pour la première fois. D’un côté, il y a un homme fragile, authentique et simple, de l’autre des personnages caricaturaux et farfelus, des « masques » en fait… Nemorino est donc le seul être humain, tous les autres sont des marionnettes. Mais alors que sa créature de bois acquiert de plus en plus les qualités humaines de la jeune fille Adina, le jeune homme se transforme quant à lui en marionnette, en Pinocchio. C’est ainsi que Dulcamara devient Mangiafuoco, tandis qu’un personnage inquiétant, mi-Jiminy Cricket mi-Fée Bleue, se promène en grignotant les membres en bois de la marionnette qui avait été amenée sur scène dans un cercueil porté par les lapins endeuillés du conte de Collodi. Cependant, dans le joyeux happy end, Nemorino retrouve sa pleine humanité et s’échappe avec sa bien-aimée en traversant à nouveau les stalles.
Une interprétation riche – peut-être trop – et chargée de symboles du jeune et talentueux Daniele Menghini, dont le Ballo in maschera a été très apprécié lors du récent Festival Verdi. Venu d’un autre Teatro Regio, celui de Parme, cet Elisir d’amore plaît au public, notamment parce que le metteur en scène réussit à le séduire par sa technique théâtrale sûre, parfois même trop exposée, et par des images très suggestives. Pas de village de campagne, de gerbes de foin ou de moissonneuses : les costumes XVIIIe siècle de Nika Campisi rappellent ceux des marionnettes de la Fondation Grilli (à Parme, c’étaient ceux du Musée Giordano Ferrari), tandis que les décors de Davide Signorini recréent un monde sombre et onirique qui rappelle Freaks de Browning, avec une main géante et menaçante d’où pendent les fils des marionnettes, tandis que les lumières de Gianni Bertoli soulignent l’artificialité du décor.
Si la dramaturgie complexe conçue par le metteur en scène pour une histoire aussi simple n’a pas convaincu tout le monde, il n’y a eu aucune réserve quant à la qualité de l’interprétation musicale confiée à un chef plein d’assurance comme Fabrizio Maria Carminati, lequel a donné une lecture correcte et précise de la partition, rehaussant la tonalité pathétique de la partition quand il le fallait, avec des tempi confortables et une belle recherche de la couleur instrumentale. À son actif, signalons également qu’il a interprété l’opéra dans son intégralité, en restaurant les coupures traditionnelles et en rétablissant les da capo. On a beaucoup apprécié les interventions pleines d’esprit de Paolo Grosa au pianoforte, avec ses allusions à Don Pasquale ou à la musique de Pinocchio, la série télévisée de Comencini.
Parmi le quatuor des chanteurs principaux, le meilleur est le Belcore de Davide Luciano, avec une belle projection sans épaississement ni étranglement de la voix, un phrasé élégant et une présence scénique convaincante. Le très sympathique Nemorino de René Barbera, rôle qu’il interprète souvent, n’est pas moins impressionnant, avec une belle couleur du timbre, une technique aguerrie dans les deux airs solistes du finale de l’acte I puis dans le très célèbre « Una furtiva lagrima » : en grand artiste qu’il est, le chanteur n’a pas cédé aux exagérations dans certains effets faciles, mais a au contraire conservé une ligne vocale d’une grande pureté. Paolo Bordogna s’est révélé comme toujours un acteur extraordinaire, mais son Dulcamara n’a pas répondu aux attentes en termes de comique, de couleurs et de puissance vocales. Il a par ailleurs souvent eu recours à la parole.
Enfin, Federica Guida. Certes, les Adina « soubrettes » ne sont pas les plus agréables, mais ici la soprano palermitaine fait preuve d’un tempérament trop fort pour le personnage, avec un timbre peu agréable et une émission toujours trop forte. La Giannetta d’Albina Tonkikh (du Regio Ensemble) est convaincante, et le chœur est non seulement excellent musicalement sous la direction d’Ulisse Trabacchin, mais il améliore de plus en plus sa présence scénique, une qualité qui n’est pas toujours évidente dans les chœurs italiens. On l’avait déjà remarqué dans Manon Lescaut d’Auber – dont on aimerait d’ailleurs voir Le Philtre[i], tiré, comme L’Elisir d’amore, de la même pièce de Scribe, et autrefois très populaire en France – et ici aussi, les mouvements et les gestes, avec l’aide des talentueux mimes-danseurs, ont été extrêmement efficaces.
Accueil très chaleureux du public avec des applaudissements particulièrement intenses pour les interprètes masculins. Une distribution tout aussi prestigieuse alterne lors des représentations suivantes.
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Nemorino : René Barbera
Dulcamara : Paolo Bordogna
Belcore : Davide Luciano
Giannetta : Albina Tonkikh
L’elisir d’amore (L’Elixir d’amour)
Melodramma giocoso en deux actes de Gaetano Donizetti, livret de Felice Romani, d’après le livret d’Eugène Scribe pour Le Philtre d’Auber, créé à Milan le 12 mai 1832.
Teatro Regio de Turin, représentation du 28 janvier 2025.