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L’Opéra de Rome propose une nouvelle production de Lucrezia Borgia, basée sur une édition critique donnant à entendre tout ce que Donizetti composa pour cette oeuvre : le mieux serait-il l’ennemi du bien?… Toujours est-il que la soirée, tout en restant très honnête quant à l’interprétation, a quelque peu manqué de mordant.
Seule une metteuse en scène comme Valentina Carrasco pouvait faire de Lucrezia Borgia une quasi proto-féministe ! Dans sa lecture de l’opéra de Donizetti, en effet, la fille illégitime de Rodrigo Borgia, futur pape Alexandre VI, et sœur de Cesare Borgia, est vue comme une héroïne de roman noir, non pas une femme victime, mais une femme bourreau. « Une femme seule au pouvoir dans un monde d’hommes, une femme autrice de son propre destin » et qui, pour une fois, ne meurt pas par amour, ce qui est rare dans le monde de l’opéra.
S’inspirant de la pièce de Victor Hugo Lucrèce Borgia créée à Paris le 2 février 1833, Felice Romani et Donizetti introduisent en Italie, le 26 décembre de la même année, un nouveau genre : le drame romantique, où se mêlent drame et comédie, un « mélange », comme l’écrit Donizetti, de buffo et de serio : un mélange hybride de grotesque et de tragique, qui semble annoncer Rigoletto de Verdi, également d’après Hugo (Le Roi s’amuse) et avec deux « monstres » : ici dans la paternité, là dans la maternité : « Vittor [sic] Hugo, dont ce mélodrame est imité, avait représenté dans une tragédie très connue la difformité physique sanctifiée par la paternité : dans Lucrèce Borgia, il a voulu exposer la difformité morale, purifiée par la maternité : ce qui, à bien y réfléchir, tempère la noirceur du sujet et ne rend pas la protagoniste repoussante », écrit Romani.
L’élément du masque, présent de manière fugace dans le texte de Hugo, devient prédominant dans la mise en scène de la pièce au teatro Costanzi. Ici, les masques à deux visages renvoient à un monde double, dans lequel chacun a quelque chose à cacher. Un énorme visage masqué domine d’ailleurs la majeure partie de la représentation. Un autre thème développé dans la lecture de la metteuse en scène argentine est celui de la maternité : pendant l’ouverture, on voit, projetée en arrière-plan, l’échographie d’un fœtus dans le ventre de sa mère, tandis que Lucrezia s’agite dans son sommeil et que son petit garçon lui est enlevé ; mais il revient – ce n’était guère nécessaire… – lors du finale, alors qu’une radiographie montre que le bassin de la femme est vide. À moins qu’il ne s’agisse simplement d’un squelette, annonçant la mort de Gennaro, le fils qu’elle a empoisonné une seconde fois ?
Comme on peut le constater, les thèmes forts ne manquent pas dans cette histoire très romancée de la Renaissance italienne, que Carrasco plonge dans un décor presque onirique, délimité uniquement par des rideaux (les décors sont de Carles Berga) et où la lumière naturelle est bannie (le jeu d’éclairage est de Marco Filibeck) : il fait toujours nuit, tant dans le prologue vénitien que dans les deux actes à Ferrare. Les costumes modernes de Silvia Aymonino ne distinguent pas les différents personnages et imposent des collerettes et des jupes en tulle pour les hommes dans le prologue. Ni les décors ni la mise en scène n’offrent de tension narrative particulière vers le finale tragique, une tension qui fait également défaut à la direction de Roberto Abbado, certes correcte mais guère passionnante. Et pourtant on ne peut pas faire de reproches à Donizetti: après l’atmosphère nocturne annoncée dès les premières notes du prélude, avec ce roulement de timbales inquiétant, le compositeur fait alterner des épisodes faussement festifs comme le toast d’Orsini « Il segreto per esser felici », et d’autres plus graves, comme le lugubre chœur hors scène « La gioia de’ profani è un fumo passegger ». Tout est ici bien interprété, mais sans l’éclat que l’on pourrait attendre de cette œuvre particulière, sombre et sulfureuse du Bergamasque.
Abbado revient pour la deuxième fois à Lucrezia Borgia : la première fois c’était au Festival de Bergame en 1988, et aujourd’hui il utilise la version critique interprétée sans coupures : il offre en effet, ensemble, les différentes versions que Donizetti a composées sur une longue période de temps. Voici donc les deux fins distinctes réunies ici : l’une avec l’air de Gennaro mourant « Madre se ognor lontano » et l’autre avec la cabalette virtuose de Lucrezia « Era desso il figlio mio ». C’est peut-être précisément ce scrupule à utiliser tout ce qui est disponible qui nuit au mordant et à la force dramatique de l’interprétation.
45 ans après Joan Sutherland, Lucrezia Borgia revient à Rome avec la voix et la silhouette de Lidia Fridman, qui alterne avec Angela Meade. Il en va de même pour les autres interprètes principaux : Enea Scala alterne avec Michele Angelini dans le rôle de Gennaro ; pour Maffio Orsini, nous avons Daniela Mack et Teresa Iervolino et Alfonso d’Este est interprété par Alex Esposito et Carlo Lepore. Une fois de plus, c’est Alex Esposito qui capte l’attention du public avec une prestation, comme toujours, remarquable : son Alfonso d’Este se nourrit d’une telle ardeur scénique et vocale qu’une attaque vocale en devient inexacte, tout en étant rapidement rectifiée ! Le tempérament et la silhouette de Lidia Fridman ont toujours été appréciés, un peu moins certains sauts de registre et un timbre qui n’est pas des plus heureux. Cela aide cependant ici à traduire la personnalité complexe de Lucrezia Borgia, sans toujours exprimer pour autant l’essence du belcanto .Dans l’ensemble, cependant, sa prestation a été appréciée par le public qui, après l’aria finale de bravoure, pleine d’agilité et de variations, a applaudi à tout rompre.
Les moyens vocaux généreux d’Enea Scala (Gennaro) lui permettent de camper un personnage douloureux et véritablement dramatique, surtout dans cette version intégrale où, par rapport à la version originale de 1833, on trouve les deux airs ajoutés pour les reprises londonienne (1838) et parisienne (1840). Comme l’Oscar d’Un bal masqué, le Maffio Orsini de Lucrezia Borgia est confié à une voix féminine, celle de Daniela Mack, efficace et scéniquement aérienne, même si elle n’est pas toujours à l’aise dans le registre de contralto du rôle. Bien incarnés sont les personnages secondaires : Jeppo Liverotto (Raffaele Feo); Don Apostolo Gazella (Arturo Espinosa) ; Ascanio Petrucci (Alessio Verna) ; Oloferno Vitellozzo (Eduardo Niave, diplômé ‘Fabbrica’, Young Artist Program du Teatro dell’Opera) ; le perfide Gubetta (Roberto Accurso) ; Rustighello (Enrico Casari), Astolfo (Rocco Cavalluzzi) et l’huissier (Giuseppe Ruggiero).Les interventions du chœur dirigé par Ciro Visco ne sont pas moins remarquables.
Alfonso I D’Este : Alex Esposito
Lucrezia Borgia : Lidia Fridman
Gennaro : Enea Scala
Maffio Orsini : Daniela Mack
Jeppo Liverotto : Raffaele Feo
Don Apostolo Gazella : Arturo Espinosa
Ascanio Petrucci : Alessio Verna
Oloferno Vitellozzo : Eduardo Niave
Gubetta : Roberto Accurso
Rustighello : Enrico Casari
Astolfo : Rocco Cavalluzzi
Usciere : Giuseppe Ruggiero
Orchestra e Coro del Teatro dell’Opera di Roma, dir. Roberto Abbado
Mise en scène : Valentina Carrasco
Chef de chœur : Ciro Visco
Décors : Carles Berga
Costumes : Silvia Aymonino
Lumières : Marco Filibeck
Lucrezia Borgia
Opéra en un prologue et 2 actes de Gaetano Donizetti, livret de Felice Romani d’après Victor Hugo, créé à la Scala de Milan le 26 décembre 1833.
Rome, Teatro dell’Opera, représentation du dimanche 16 février 2025.