Créé à Rome en 1707, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno (Le Triomphe du Temps et de la Désillusion), mettant en scène l’allégorie de la Beauté ayant juré fidélité au Plaisir avant d’être vite rattrapée par la dure réalité du Temps qui passe et la Désillusion qui s’ensuit, est le premier oratorio d’un Haendel âgé d’une toute petite vingtaine d’années. D’une grande puissance expressive, doté d’une écriture vocale très virtuose, son exécution musicale ne souffre guère la médiocrité, et c’est peu de dire que les forces réunies par les Concerts d’automne se sont montrées à la hauteur du défi.
Principaux artisans de ce succès, l’ensemble les Accents et Thibault Noally ont offert une interprétation superlative de l’œuvre. Soulignant l’aspect dramatique de l’œuvre, jamais très éloignée de l’opéra (de par l’absence de narrateur mais aussi l’aspect « humain » des allégories, qui dialoguent entre elles et éprouvent des sentiments contrastés), ils mettent en œuvre un savant jeu de contrastes permettant de donner à chaque pièce son exacte couleur, de l’introspection à la violence, de la joute verbale à la résignation, tout en manifestant une rigueur stylistique de tous les instants. Les interventions de Rodrigo Gutierrez (hautbois), Thibault Noally et Charlotte Grattard en tant que violonistes (virtuosissimes dans le « Come nembo » chanté par le Plaisir) ou d’Elisa Joglar (violoncelle) ont particulièrement été appréciées.
L’équipe de chanteurs est au-dessus de tout éloge. L’enfant du pays Victor Sicard (le Temps) met son timbre clair au service d’une ligne vocale assurée et triomphe des périlleuses vocalises dont Haendel a émaillé sa partie, tout en offrant une caractérisation du Temps efficacement dramatisée, vocalement et physiquement. La Désillusion « tombe » particulièrement bien dans la voix de Carlo Vistoli, et permet au contre-ténor de faire valoir les belles couleurs chaudes de son médium (superbe première phrase de « Se la bellezza » chantée a cappella) et de ses graves, dont certains sont efficacement poitrinés à des fins dramatiques. Sa grande maîtrise technique lui permet également de triller superbement et de délivrer de fort beaux piani aigus. Son interprétation de « Crede l’uom », faisant alterner émotion contenue et virulence de l’accent et de la projection (« Ma se i colpi… ») est particulièrement remarquable.
Carlo Vistoli chante Haendel (Agrippina : « Lusighiera mia speranza« )
Rachel Redmond offre un portrait de la Beauté extrêmement convaincant : de la foi qu’elle accorde tout d’abord au Plaisir aux doutes qui l’assaillent, à la repentance et à sa résignation finale, l’évolution est très finement dessinée grâce à une voix qui sait se faire tantôt mutine, tantôt révoltée, tantôt pleine de douceur, notamment dans l’aria finale qui clôt l’œuvre tout en délicatesse, comme si le personnage allégorique, en renonçant aux frivolités et au plaisir, refermait délicatement la partition, quittait la scène sur la pointe des pieds et « éteignait » la représentation…
Anna Bonitatibus : « Lascia la spina«
Le Plaisir d’Anna Bonitatibus, enfin, est un pur bonheur. Certes, le grain de la voix (si particulier avec son léger vibrato et ses couleurs chaudes qui la rendent tout de suite émouvante) et sa grande maîtrise technique y sont pour quelque chose. Pourtant, ce qui rend l’art d’ Anna Bonitatibus unique se situe ailleurs : dans cette émotion frémissante dont elle pare sa ligne de chant et dans l’attention constante portée aux mots. Son interprétation de « Lascia la spina », avec une ultime reprise pianissimo, profondément recueillie, portée par un legato parfait, suscite une indicible émotion dans le public…
Un concert qui s’est achevé par un triomphe pour l’ensemble des interprètes, et dont on espère ardemment qu’il puisse un jour faire l’objet d’une reprise !
Représentation du 12 octobre 2019