Dans le sillage de son mentor Nikolaus Harnoncouurt, le chef d’orchestre allemand Thomas Hengelbrock, grand spécialiste du répertoire baroque, s’aventure avec brio dans la production beethovenienne en choisissant une ligne philologique encore plus intransigeante que son illustre ainé.
© Osterreichische-Nationalbibliothek
En assistant au concert tenu lundi 3 février au Théâtre des Champs-Elysées il m’est revenu à l’esprit une iconographie de 1806 qui illustrait Ludwig van Beethoven dirigeant dans un riche salon viennois le quatuor Razumovsky. Dans cette illustration, on remarque la disposition du pianoforte et du chef d’orchestre non pas face au public, comme c’était encore la pratique à l’époque de Beethoven et au moins jusqu’en 1820, mais de « 3/4 » et presque collé à la courbe du pianoforte, ce dernier placé aussi dans une position oblique.
Pour cette exécution historiquement informée, Thomas Hengelbrock a su reproduire à la perfection ce cadre, dans un concert symphonique qui étudie jusqu’au moindre détail l’organisation scénique de l’ensemble orchestral beethovenien, ainsi que son propre rôle de chef au sein de l’orchestre et du chœur du Balthasar-Neumann Ensemble. Un ensemble exigu qui respecte les dimensions exactes des orchestres symphoniques de l’époque jouant sur des reproductions d’instruments originaux : la famille des cordes aiguës joue debout, tout comme les contrebasses, enlaçant littéralement le chef, dont le geste efficace est respecté presque religieusement par les musiciens.
La soirée prévoyait une première partie exaltante, secouée dès les premières notes par la tumultueuse Coriolan-Ouverture op. 62, composée en 1807. Une œuvre qui nous plonge immédiatement au plus profond de l’imagerie beethovenienne. Une interprétation qui ne se complaît pas, comme c’est souvent le cas des chefs de la nouvelle génération, dans un hédonisme sonore superflu, ou encore qui n’accentue pas les accellerando jusqu’au paroxysme de la virtuosité, mais qui cherche dans la syntaxe beethovenienne les profondeurs d’un langage que nous pouvons encore considérer comme très moderne.
Pendant l’exécution de ce premier morceau, un pianofortiste, le talentueux Kristian Bezuidenhut, attend assis à son instrument et face (ou mieux, de trois-quarts) au public. Une attente qui relève de la mise en scène, puisque la deuxième composition au programme, le Concerto pour pianoforte et orchestre n. 4 en Sol Majeur op. 58 (1806), déploie ses premières notes, au pianoforte solo, l’espace d’un silence après la cadence conclusive de l’ouverture. Pour cette exécution admirablement accompagnée par l’ensemble orchestral, le pianofortiste Sud Africain reprend les cadences originales de Beethoven, maîtrisant de façon surprenante la sonorité complexe du pianoforte, à un tel point que dans la longue cadence du premier mouvement et ensuite, dans le bref Andante con moto, il réussit sans aucune exagération sentimentale et sans recours au ritenuto exaspérant de certaines « stars du piano », à nous donner la perception d’un legato d’expression prodigieux pour la facture de l’instrument. Un sonorité dont laquelle la plupart du public, habitué des interprétations pianistiques spectaculaires d’un Barenboim ou d’un Pollini avec grand orchestre, n’est peut être pas encore assez familier. Mais le rondo final du concerto donne la possibilité au virtuose de surprendre l’auditoire en agilités, et de se faire saluer par une ovation plus que méritée.
Nous voici donc prêts, après cette première partie fougueuse et riche en émotions, à nous immerger dans une certaine sobriété religieuse. Et pourtant la Messe en Ut de Beethoven est tout sauf une œuvre contemplative. Extrêmement poignante et riche en contrastes, cette composition écrite en 1807 et méchamment critiquée par son commanditaire, le prince Esterhàzy, n’est certainement pas le fruit d’un esprit mystique.
Avant de commencer l’exécution, nous voyons défiler le chœur au devant de la scène. Eh bien l’espace d’une seconde nous nous sommes dit avec désespoir : « Ça y est, les choristes se sont mis en grève ! », mais voilà que non, Thomas Hengelbrock prend la parole et nous explique qu’il a fait des recherches et qu’à l’époque de Beethoven (mais même, en fait… à l’époque de Schumann !) le chœur était disposé aux deux côtés du chef d’orchestre et devant les musiciens, lesquels du coup sont cachés à l’auditoire. Enfin, le chef espère que nous apprécierons tout de même l’exécution… Eh bien oui cher Monsieur, nous avons beaucoup apprécié votre interprétation, même si nous considérons la disposition moderne du chœur – derrière et en haut du parterre orchestral – comme une évolution de l’acoustique de concert. Bien entendu, si Beethoven avait pu vivre assez longtemps pour connaître le travail de Berlioz ou de Liszt, il aurait certainement changé sa disposition des chœurs afin de mieux valoriser l’orchestre. Mais nous sommes dans un concert informé et cela rentre donc dans un processus de recherche musicologique. D’autre part il faut reconnaître que les chanteurs à côté du chef reçoivent mieux les indications de leur maître, créant avec lui une atmosphère plus intimement religieuse. Il s’agit peut-être du seul élément religieux de la soirée. Une soirée couronnée par un succès amplement mérité et qui nous a fait rentrer chez nous avec la sensation d’avoir beaucoup appris. Merci Monsieur Hengelbrock.
Kristian Bezuidenhout, pianoforte
Heike Heilmann, Agnes Kovacs, sopranos
Anne Bierwirth, Natalia Kawalek, mezzo-sopranos
Mirko Ludwig, Jan Petryka, Jakob Pilgram, ténors
Reinhard Mayr, André Morsch, basses
Balthasar-Neumann-Chor & Solisten
Balthasar-Neumann-Ensemble
Direction musicale Thomas Hengelbrock
Première partie :
Ouverture de Coriolan, op. 62
Concerto pour piano n°4
Deuxième partie :
Messe en ut Majeur, op. 86
Théâtre des Champs-Elysées, Paris, lundi 3 février 2020, 20h