Crédit photos : M. Clavel
Retrouver enfin le temple de la place Reyer alors qu’on l’avait quitté, en février dernier, sur le déchirant duo final de Tatiana et Onéguine, promettait en soi une soirée pleine d’émotion.
Retrouver le chemin de ce théâtre si cher avec un ouvrage découvert ici même, un dimanche de février 1985, dans l’hallucinante production – jamais oubliée – de Petrika Ionesco, ajoutait d’autant plus à la tension que La Dame de pique, pourtant l’un des ouvrages les plus incontournables du répertoire lyrique et assurément – pour ce qui nous concerne – le chef d’oeuvre opératique de Tchaïkovsky, n’avait plus était donné, depuis lors, dans la cité phocéenne.
Coproduite à l’origine, à l’initiative bienvenue de la Région Sud, avec les opéras de Nice- où nous avions pu l’applaudir en février-mars 2020- Toulon et Avignon, c’est donc finalement – crise sanitaire oblige – à une version concertante pour piano et 10 musiciens que nous avons assisté pour cette ouverture de la saison 2020-21.
L’une des caractéristiques propres aux chefs-d’œuvre du répertoire tant théâtral que lyrique, c’est qu’au-delà de l’époque et du contexte sociétal qui ont vu leur naissance, ils supportent des positionnements et des apports différents : c’est sans doute ce qui assure leur continuité dans le temps et donne à leurs chefs d’orchestre et à leurs metteurs en scène – quand il s’agit d’opéra – le difficile rôle de « passeur » d’un message qu’ils contribuent – lorsqu’ils sont doués! – à enrichir.
Lorsque Lawrence Foster, directeur musical de l’orchestre philharmonique de Marseille, arrive au pupitre et, la voix chargée d’émotion, s’adresse au public, on sait d’emblée que l’on va vivre une soirée inoubliable. Parlant avec le cœur, le maestro explique comment, en accord avec la direction du théâtre et avec la collaboration étroite de la cheffe assistante italienne Clelia Cafiero, il a été décidé de travailler – beaucoup – à une version qui, à 10 musiciens, sans pouvoir faire oublier l’ampleur orchestrale d’un Tchaïkovsky dans la pleine maturité de sa dernière période musicale, pourrait cependant permettre d’en entendre les couleurs. Avec l’intelligence et l’immense culture musicale qu’on lui connait par ailleurs, Lawrence Foster précise, à juste titre, que le spectateur se plaira peut-être à découvrir ici des sonorités rapprochant l’ouvrage de ce qu’un Stravinsky fera dans les transcriptions de son ballet allégorique Le Baiser de la fée ou encore, à partir d’un effectif orchestral chambriste, dans son hommage au compositeur de La Belle au bois dormant.
Et c’est ce qui constitue, selon nous, un véritable « tour de force » car, malgré toutes les nuances qu’ici ou là on pourrait apporter, du fait de l’absence a priori des grandes envolées lyriques pour les duos hyper-romantiques entre Hermann et Lisa chantés par les cordes, du leitmotiv attaché au Destin et au secret des cartes confié normalement aux trompettes et trombones ou encore de l’atmosphère fantastique que confère le chromatisme de tout l’orchestre dans la terrifiante scène de l’apparition du fantôme de la Comtesse, ce n’est pas à une version « au rabais » de La Dame de pique que nous avons assisté.
Ainsi, dès la brève introduction, aussi condensée que splendide, le dialogue entre la clarinette et les deux bassons est posé et nous accompagnera, plus tard, dans le premier air de Lisa tout comme celui entre le violoncelle et l’alto pour les déchirantes phrases de l’arioso Hermann, suppliant Lisa d’entendre son amour. Lors de l’intermède pastoral, à l’acte II, où Tchaïkovsky cite textuellement des œuvres de Mozart, hautbois, clarinette et flûte font merveille et apportent la touche bucolique au larghetto de Daphnis et Chloé. Ailleurs, une scène aussi forte que celle de la mort de la Comtesse trouve dans l’ostinato ininterrompu de l’alto solo qui l’introduit, une intensité quasi-intacte par rapport à l’original. De même, le contraste entre le choral funèbre et la sonnerie du clairon, lors de la scène de la caserne où Hermann voit apparaître le fantôme de la Comtesse, permet de ressentir de façon encore plus forte la puissance de cette scène, peut-être la plus géniale de la partition.
On ne peut, au final, que s’incliner devant un tel travail sur la partition et sur une réussite largement due à l’amour que portent à cette musique Lawrence Foster et Clelia Cafiero dont le piano fiévreux, ample mais toujours nuancé, achève de nous faire oublier qu’il n’y a pourtant pas d’orchestre !
Quel bonheur, en outre, de retrouver au grand complet le chœur de l’Opéra, rigoureusement préparé par Emmanuel Trenque et parfaitement coaché pour la prononciation russe par la pianiste et chef de chant géorgienne Nino Pavlenichvili. Comme souvent chez Tchaïkovsky, il revient au chœur de créer des atmosphères contrastées où la joie de promeneurs heureux d’une belle journée printanière ou d’invités à une fête princière saluant leur impératrice précède de peu un funèbre chant liturgique orthodoxe.
Opéra d’orchestre par excellence, La Dame de pique réclame un plateau vocal où premiers et seconds rôles rivalisent de richesse dans des airs, duos, trio, quintette parmi les plus beaux écrits par le compositeur.
Le personnage d’Hermann, nullement amoureux de Lisa dans la nouvelle de Pouchkine mais exploitant en cynique les sentiments de la jeune fille pour parvenir jusqu’à la comtesse, détentrice du secret des cartes, devient chez Tchaïkovsky cet officier pauvre et passionnément épris d’une fille de riches dont le milieu le sépare et dont, avant d’être obsédé par l’idée fixe des fameuses Tri karty, il cherche désespérément à se rapprocher. Avec Misha Didyk, ténor ukrainien familier du rôle, qu’il a interprété sur les plus grandes scènes et gravé par deux fois en DVD – tout comme celui du Joueur de Prokofiev -, on frôle la perfection en termes de projection et de vaillance dans l’aigu. La voix est, au fil des années, devenue celle d’un authentique Heldentenor et l’acteur est crédible, même en version de concert.
La Lisa de Barbara Haveman, elle-aussi familière d’un rôle dans lequel on l’avait entendue débuter à Toulouse en 2007, évolue sur les mêmes sommets. Donnant à entendre de grands moyens de soprano lirico-spinto, jamais stridente dans la partie aiguë souvent sollicitée ici, elle allie romantisme et violence dans une héroïne qui n’est plus que parente éloignée de la Tatiana d’Eugène Onéguine.
Troisième personnage-clef : la Comtesse. Dessinée par Pouchkine, avec beaucoup d’ironie, sous les traits réalistes et sarcastiques d’une vieille femme aigrie, elle devient, dans l’opéra, spectre shakespearien, image du « Fatum » (cette force inéluctable qui empêche finalement le Bonheur, si présente dans l’écriture de Tchaïkovsky) et de la mort d’un Monde dont la lecture d’Olivier Py – que l’on aurait dû voir – parlait admirablement. On a déjà dit tout le bien que l’on pensait, à Nice, de la prise de rôle de Marie-Ange Todorovitch, dans un rôle qui semble être taillé pour elle. Ne pouvant évidemment exprimer ici tout ce que la mise en scène lui permettait de faire, la mezzo française, dans une robe dorée magnifique, rappelant que la comtesse fut, autrefois, cette « Vénus moscovite » dont on peut encore ressentir la sensualité, phrase avec style la romance de Grétry « Je crains de lui parler la nuit », lui conférant ce côté crépusculaire et cette dimension française, ici magnifiée par l’art de prononcer les noms magiques du duc d’Orléans, de la Comtesse d’Estrades ou de la duchesse de Brancas…
On retrouve avec plaisir le prince Yeletski du baryton roumain Serban Vasile dont le rôle se focalise sur son air de l’acte II, l’un des plus beaux composés par Tchaïkovsky pour la voix de baryton, culminant dans un sol aigu où cet attachant interprète nous a paru davantage libéré que dans le précédent niçois.
Également beaucoup moins sur la réserve qu’à Nice, le Tomsky d’Alexander Kasyanov (également Zlagator dans la « Pastorale ») emporte la mise grâce à un matériau sonore considérable et à une présence physique incontestable.
Mais c’est la Pauline de Marion Lebègue qui nous a peut-être réservé les plus beaux moments de la soirée, tant par le velouté et les couleurs moirées d’une voix longue et égale sur tout l’ambitus, qui chante – superbement – la crépusculaire et si mélancolique romance du premier acte, que par le souci exigeant de l’interprète d’incarner son personnage.
La distribution est parfaitement complétée par la gouvernante efficace de Svetlana Lifar, la Prilepa mozartienne à souhait de Caroline Géa, le Tchékalinski de Carl Ghazarossian à l’impeccable dynamique dans sa chanson des joueurs au dernier tableau et le Sourine bien chantant de Sergey Artamonov.
Malgré un public qui, du fait d’une situation sanitaire incertaine, aura déserté cette première, on aura compris que cette version concertante de la grande fresque flamboyante et apocalyptique qu’est La Dame de pique place la nouvelle saison de l’Opéra de Marseille sous les meilleurs auspices.
Pour ce concert, Hervé Casini a bénéficié d’une invitation de l’Opéra de Marseille.
La Comtesse Marie-Ange TODOROVITCH
Lisa Barbara HAVEMAN
Pauline / Milovzor Marion LEBÈGUE
La Gouvernante Svetlana LIFAR
Masha / Prilepa Caroline GÉA
Hermann Misha DIDYK
Tomsky / Zlagator Alexander KASYANOV
Yeletski Serban VASILE
Chekalinsky Carl GHAZAROSSIAN
Sourine Sergey ARTAMONOV
Tchaplitski / Maître des cérémonies Marc LARCHER
Naroumov Jean-Marie DELPAS
Chœur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale Lawrence FOSTER
Piano Clelia CAFIERO
Opéra en 3 actes de Tchaïkovsky, livret de Modeste Tchaïkovsky d’après Pouchkine, créé en 1890 à Saint-Pétersbourg.
Représentation du 02 octobre 2020