Lettre de Félicité Charmille, poétesse, à Manuel Garcia, Ciel empyrée des musiciens, sections des ténors et professeurs de chant
Ce jeudi 1er octobre, Palais Garnier, 23 heures.
J’ai pensé à vous, mon cher Manuel (1), en assistant ce jeudi à un étonnant concert donné au Palais Garnier, vous savez, le théâtre qui remplaça la salle Le Peletier après son tragique incendie en 1873. S’y sont produits non les gloires du chant de ce XXIe siècle naissant, mais de jeunes chanteurs en devenir, un peu comme ceux que vous formiez dans l’Académie que vous créâtes à Paris dans les années 1820 – et qui donna naissance à tant d’illustres gosiers… … Entendons-nous : les temps ont bien changé, et lorsque je dis « jeunes chanteurs », sachez qu’ils sont à peine moins âgés que ne l’était notre bien-aimée Maria (2) quand la mort la faucha en pleine gloire dans sa vingt-huitième année. Car on vit actuellement bien plus longtemps qu’en notre temps mon cher Manuel, et vous avez vous-même pris congé du monde terrestre à un âge, cinquante-sept ans, où vous passeriez aujourd’hui pour un frais jeune homme ! Tout ceci pour vous dire que les rôles de premier plan ne sont plus guère aujourd’hui confiés à des jeunes filles de 15 ou 16 ans, comme ce fut le cas pour nos chères Maria ou Pauline (3)…
Vous auriez été surpris, cher Manuel, du côté cosmopolite de la soirée : figurez-vous qu’à l’exception de deux chanteuses (Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, née sur les terres de Robert le Diable, et Angélique Boudeville), tous les autres artistes venaient de contrées plus ou moins lointaines : la Suisse pour la soprano Andrea Cueva Molnar, la Suède pour le ténor Tobias Westman, la Russie pour la soprano Kseniia Proshina et le baryton Alexander Ivanov, les États-Unis d’Amérique pour le baryton Alexander York et Aaron Pendleton (lequel a peu chanté mais a malgré tout réussi à mettre en valeur un beau timbre sombre de basse), et même la Corée pour le ténor Kiup Lee ! Il semble bien loin le temps où votre voix gorgée du soleil d’Espagne, ou encore celle du rossignol suédois Christine Nilsson (4), constituaient pour le public parisien le comble de l’exotisme !
Quoi qu’il en soit, les jeunes chanteurs ont offert à un public conquis un magnifique spectacle, où se sont fait entendre des pages issues des répertoires italiens avec I Puritani, Don Pasquale, ou La Bohème, français avec La Belle Hélène (si vous croisez mon cher Jacques, prévenez-le qu’on joue dorénavant sa musique à l’Opéra de Paris, cela devrait beaucoup l’amuser !) ou allemand (Le Chevalier à la rose, Le Pays du Sourire, La Veuve joyeuse, La Chauve-Souris). L’éclectisme du répertoire n’a pas empêché nos chanteurs d’interpréter toutes les oeuvres dans leur langue originale (vous qui vous êtes tant battu pour imposer l’opéra italien dans la langue de Dante, vous auriez été ravi !) tout en respectant parfaitement le style de chaque compositeur – sauf, comme toujours à Paris, pour le bel canto, aux qualités duquel l’Opéra national semble décidément ne plus croire du tout si l’on en juge par les coupes terrifiantes qu’il opère systématiquement dans les partitions. Mon pauvre Vincenzo (5), qui devait m’accompagner, a bien fait finalement de ne pas quitter le Ciel empyréen où il repose. Il aurait vraisemblablement terriblement souffert d’entendre la scène de folie d’Elvire réduite ainsi à quelques minutes de chant, la sublime cantilène « O rendetemi la speme » de même que la cabalette « Vien diletto » ayant été amputées de toutes leurs reprises… Cela ne retire rien au talent de Kseniia Proshina, voix légère (à vrai dire plus Giulia Grisi (6) que Maria Malibran !) qui en a délivré une interprétation poétique et sensible, même s’il lui faut encore apprendre à mouiller son chant de larmes pour que, de touchant, son chant devienne bouleversant. La même Kseniia Proshina a par ailleurs été une remarquable Sophie du Chevalier à la rose quelques instants plus tard, pleine de fraîcheur, de grâce délicate et de poésie.
Vous avouerais-je, mon bon Manuel, que le charme et la prestance de nos deux barytons m’ont toute retournée ? L’élégance slave de l’un, le sourire et les talents de danseur de l’autre m’en feraient presque perdre ma capacité à juger objectivement leurs performances vocales, au demeurant très satisfaisantes : projection assurée chez l’Alexander de l’Est (les vocalises de L’Elisir d’amore sont encore un peu timides, mais avec du temps et de l’entraînement, elles devraient devenir plus faciles !), séduction et élégance de la ligne de chant chez l’Alexander de l’Ouest.
Le public a beaucoup apprécié l’interprétation de la mort de Liù par Angélique Boudeville, portée par un timbre charnu aux reflets cuivrés et des accents très émouvants. La voix d’ Andrea Cueva Molnar n’atteint pas encore tout à fait la même puissance lyrique, mais le matériau est très prometteur (même si le timbre se fait parfois un peu métallique dans le forte) : sa Mimi, et surtout son Hanna Glawari sont très convaincantes !
Pouvait-on imaginer, du temps où nous vivions, que des chanteurs venus d’Asie interpréteraient un jour la musique européenne avec facilité et naturel ? C’est pourtant chose fréquente aujourd’hui cher Manuel, et le ténor Kiup Lee vient d’en donner une nouvelle preuve avec des interprétations impeccables de Rodolfo, Nemorino et Pâris. Ce jeune Coréen a pour lui une projection d’une étonnante facilité, qui, fort heureusement, ne l’empêche nullement de soigner la ligne de chant et de nuancer : puisse-t-il continuer dans cette voie et persévérer dans la délicatesse plus que dans l’exhibition vocale !
Enfin, la mezzo Marie-Andrée Bouchard-Lesieur m’a fait une très forte impression : son timbre est plus clair que ceux de notre chère Pauline ou de madame Falcon (7) (dont elle semble avoir hérité une facilité certaine dans l’aigu), mais elle partage avec elles l’élégance vocale et la rigueur stylistique. La projection de la voix est souveraine, et la clarté de sa diction est par ailleurs un vrai bonheur ! Une artiste à suivre, assurément…
Il me faut encore, avant de vous quitter, souligner la belle performance des deux pianistes (Olga Dubynska et Christopher Vazan) qui, tout en restant en permanence attentifs aux chanteurs, leur ont offert un écrin tantôt poétique, tantôt dramatique en fonction des pages interprétées.
Mon cher Manuel, je ne saurais que trop vous encourager à m’accompagner lors des prochains concerts que donneront ces talentueux jeunes artistes. Je suis sûre qu’il sauront séduire le prestigieux professeur de chant que vous fûtes, comme ils ont séduit votre toujours très dévouée…
(1) Manuel Garcia (1775-1832) : chanteur (ténor et baryton), compositeur, professeur de chant.
(2) Maria Malibran (1808-1836) : mezzo-soprano, fille de Manuel Garcia.
(3) Pauline Viardot (1821-1910) : mezzo-soprano et compositrice; fille de Manuel Garcia, soeur de Maria Malibran.
(4) Christine Nilsson (1843-1921) : soprano suédoise.
(5) Vincenzo Bellini (1801-1835) : compositeur, auteur de La Sonnambula, Norma, I Puritani.
(6) Giulia Grisi (1811-1869) : soprano italienne
(7) Cornélie Falcon (1814-1897) : soprano française
Angélique Boudeville, Andrea Cueva Mohar, Kseniia Proshina sopranos
Marie-Andrée Bouchard-Lesieur mezzo-soprano
Kiup Lee ténor
Tobias Westman ténor
Alexander Ivanov, Alexander York barytons
Aaron Pendleton basse
Olga Dubynska, Chistopher Vazan piano
Simon Valastro mise en scène
Concert du jeudi 1er octobre, Palais Garnier
PROGRAMME
Vincenzo BELLINI : I Puritani ; Gaetano DONIZETTI : L’Elisir d’amore, Don Pasquale ; Giacomo PUCCINI : La Bohème, Turandot ; Jacques OFFENBACH : La Belle Hélène ; Richard STRAUSS: Der Rosenkavalier ; Franz LEHÁR : Das Land des Lächelns, Die lustige Witwe ; Johann STRAUSS : Die Fledermaus