Crédit photos : Christian DRESSE
« Puissante magie » (air de Meyerbeer) en effet que l’art lyrique français du XIXe siècle ! Pour sa réouverture au public, l’Opéra de Marseille lance son coup de baguette magique, ne pouvant assurer les représentations prévues de L’Africaine de Meyerbeer (au vu du protocole sanitaire). De manière réactive, l’Opéra propose alors un gala lyrique réparti sur deux soirées (11 et 13 juin), interprété par les chanteurs français de la programmation initiale. Ce florilège d’extraits de Faust, La Damnation de Faust, Le Pardon de Ploërmel, Manon, Hérodiade et Carmen est « grand public ». Et ce dernier ne boude pas son plaisir en bissant le chœur de Carmen !
De l’opéra-comique au drame
La sélection du gala du 13 juin (à laquelle nous assistons) propose un parcours archétypal d’extraits du répertoire, à un titre près. Et la surprise est de taille pour l’exhumation d’un air du Pardon de Ploërmel (1859), tant cet opéra-comique de Meyerbeer est peu connu (introduisant le pittoresque breton au théâtre lyrique) et l’artiste (le baryton Florian Sempey) rayonnant dans ce rôle d’Hoël, le fiancé breton revenant près de Dinorah la chevrière abandonnée. L’écriture des couplets de l’air, tour à tour grandiloquents, charmeurs, gaillards ou séducteurs (la valse lente avec pizzicati de violoncelles), forment un kaléidoscope caractéristique d’un emploi du XIXe siècle, le baryton d’opéra-comique (Sganarelle du Médecin malgré lui, par exemple).
Si l’opéra-comique bascule vers le drame à compter des intrigues de Carmen (1875) ou de Manon (1884), la légèreté ou la profondeur sentimentale demeurent néanmoins l’apanage du genre. Pour la première, on apprécie notamment le fameux Quintette « Nous avons en tête une affaire » ( 2e acte), dans lequel Frasquita, Mercedes et Carmen complotent avec les contrebandiers. La version concertante du gala permet d’accéder à cette légèreté avec efficacité : sans la mise en scène, la précision vocale se construit sur l’empreinte du motif rythmique saccadé, finement articulé par les cinq protagonistes et par les bois aigus de l’orchestre.
Quant à la profondeur sentimentale, l’air du chevalier des Grieux dans Manon (« Ah : fuyez douce image ») le dispute à celui de la douce et fidèle Micaela dans Carmen (« C’est des contrebandiers le refuge ordinaire »). Lorsque la fluidité mélodique est éloquente pour chacun, l’écriture orchestrale diffuse sa couleur idiomatique. La suavité des cordes et la religiosité de l’orgue nimbent le chant du chevalier qui se réfugie dans son sacerdoce au séminaire de Saint-Sulpice pour oublier l’amante. Différemment, le solo de cor et l’ostinato des violoncelles en arabesque enrobent le chant expressif de Micaela, comme une belle antithèse de la volupté bohémienne.
La virtuosité orchestrale n’est pas oubliée grâce à l’introduction orchestrale des danses bohémiennes (2e acte), à l’entr’acte « Les Dragons d’Alcala » et au Prélude du dernier acte de Carmen. L’accelerando virevoltant des danses est particulièrement jouissif (pupitres excellents des bois), hélas en partie plombé par un tambourin de basque (percussionniste) constamment derrière ou hésitant …
Des interprètes et un chef d’orchestre investis
La réussite du gala se mesure effectivement au travail accompli par l’équipe des solistes, choristes et musiciens sous la direction chevronnée de Roberto Rizzi-Brignoli. La carrière de ce chef d’orchestre s’épanouit sur plusieurs scènes lyriques d’Europe alors que son poste principal se situe au Teatro et au Philharmonique de Santiago du Chili (2020). Avec la phalange marseillaise, la rutilance hispanique ou la transparence orchestrale chère à Massenet sont au rendez-vous. On aurait souhaité un épisode orchestral de l’opéra-comique de Meyerbeer afin d’étoffer cette précieuse exhumation.
Dominant l’équipe homogène des chanteurs français, Sophie Koch (mezzo soprano), Florian Laconi (ténor) et Florian Sempey (baryton) se livrent avec sincérité à l’exercice du récital lyrique. On perçoit toute l’épaisseur dramatique de leur expérience lyrique à l’international. Florian Sempey est à sa place, vocalement, rythmiquement, caractérisant quelque rôle qu’il endosse : le paysan breton, le Dancaïre ou Moralès (la même impression surgissait de sa prestation dans Valentin du Faust de l’Opéra de Paris en mars 2021). Dans l’air du paysan rapace, Hoël (« O puissante magie » du Pardon de Ploërmel ), le baryton démontre l’étendue de son talent, conquérant et maléfique « sur vos ailes de flamme », charmeur par son legato, généreux dans ses graves.
Carmen aussi impérieuse que voluptueuse, Sophie Koch irradie de présence et d’indépendance, transférant en partie l’expressivité des derniers rôles de cette décenie (Ariane et Barbe-bleue de Dukas, Kundry de Parsifal ). Poitrinant les graves sans outrance, son timbre charnu captive tout en se mariant à celui des complices bohémiennes dans le trio « Les tringles des sistres tintaient ». Son acolyte Florian Laconi (Don José), au timbre solaire, retrouve sa prestance vocale et son expressivité avec plus de sûreté que dans l’air de Jean d’Hérodiade (« Ne pouvant réprimer les élans de la foi ») au vibrato trop accentué.
Hélène Carpentier et Laurence Janot (sopranos) accomplissent leur prestation soliste très honorablement, tout comme celle des ensembles. L’espièglerie du premier air de Manon (« Je suis encore toute étourdie ») est finement dosée par H. Carpentier (primée au Concours Voix nouvelles, 2018), y compris dans ses éclats scintillants de rire, entrelacés à ceux des bois de l’orchestre. Quant à L. Janot, si son profil sculptural (ex danseuse du corps de ballet de l’Opéra de Paris) est un atout, le manque d’ampleur et de timbre est compensé par une musicalité constante. Le ténor Christophe Berry séduit le public dans le récitatif/air du chevalier Des Grieux (« Ah fuyez douce image », 2e acte de Manon) par la plénitude constante de sa ligne de chant et l’émotion contenue de la prière.
Le pic d’intensité est cependant atteint au fil du 4e acte de Carmen, entièrement interprété avec le chœur mixte (correct mais souvent à la traîne) surplombant le parterre de la salle, depuis le pourtour du balcon. L’effet de stéréophonie, très réussi, remplace avantageusement le double espace de la dramaturgie d’une représentation, soit le chœur dans les arènes en off, les amants en premier plan. Carmen, provocante sans artifice ni vulgarité, Don José, enivré d’amour jaloux, s’y affrontent dans un engagement qui éclipse l’exercice conventionnel du récital. Peut-on regretter que le public marseillais n’ait pu retenir ses applaudissements entre les numéros de ce dénouement tragique ?
Pour reconquérir le public de la métropole marseillaise, ce gala lyrique arrive à point. Il reste à reprogrammer L’Africaine, sans doute lors d’une prochaine saison …? Ne serait-ce que pour raviver le souvenir impérissable de Grace Bumbry dans ce rôle (Selika), lors des représentations de 1992, où Marseille méritait déjà son titre de « capitale culturelle » !
Sophie Koch, mezzo soprano
Hélène Carpentier, Laurence Janot, sopranos
Florian Laconi, Christophe Berry, ténors
Florian Sempey, baryton
François Lis, basse
Chœur et Orchestre de l’Opéra de Marseille, direction Roberto Rizzi-Brignoli
Concert du dimanche 13 juin 2021
Extraits du Pardon de Ploërmel de Giacomo Meyerbeer, d’Hérodiade et de Manon de Jules Massenet, de Carmen de Georges Bizet