Les festivals de l’été – Aix-en-Provence : « Ecco il leon ! », I DUE FOSCARI ou le chant retrouvé du festival
Les Due Foscari – et Leo Nucci – triomphent au festival d’Aix-en-provence
Plus de cinquante ans après ses premiers pas sur scène, l’illustre baryton italien Leo Nucci faisait hier ses débuts au festival d’Aix-en-Provence dans une version concertante d’I Due Foscari. Électrisant.
« Ecco il Leon ! » (« Voilà le Lion ! ») : c’est ainsi que nous avons eu envie de saluer, à la sortie du Grand Théâtre de Provence, Leo Nucci, et ce bien évidemment sans la dérision méprisante de Iago contemplant le corps inanimé d’Otello, à la fin du IIIe acte de l’Opéra de Verdi. Car quand il s’agit de Leo Nucci, c’est bien la référence à l’un de ces fauves les plus exceptionnels du monde lyrique – et toujours bien vigoureux ! – qui s’impose d’emblée.
Un chanteur-acteur d’exception
Nous ne comptons plus, en quelque quarante années de fréquentation des scènes lyriques, le nombre de fois où l’on a entendu, en France comme en Italie, ce chanteur-acteur originaire de Castiglione dei Pepoli (Émilie-Romagne, une terre bénie pour les grandes voix !). Pourtant, au moment des saluts, à l’écoute de l’ovation debout reçue par cet interprète si complet, si attachant et, osera-t-on écrire, si humain, l’émotion nous envahit : on est si heureux de savoir que, le temps d’un soir, le « lion » Leo peut encore en montrer sur un certain art de « Faire » du chant en ces lieux aixois, si chargés de mémoire vocale.
Bien sûr, il faut être totalement objectif : la voix de Nucci, pour ne le comparer qu’à lui-même, et dans le même ouvrage, n’a sans doute, parfois, plus totalement le même mordant incisif que celui déployé à Marseille en 2015, pour son grand retour sur une scène à laquelle il aura réservé quelques-unes de ses plus inoubliables soirées.
Et c’est justement dans le même souci d’objectivité que l’on se doit d’écrire que le doge Foscari de Nucci, même en version de concert, est une incarnation scénique et vocale majeure qui marquera le festival d’une pierre blanche.
Dès son entrée sur « Eccomi solo alfine », dans cet environnement musical chambriste qui personnifie le personnage du Doge, puis dans le superbe « O vecchio cor » qui suit, le legato est bien toujours au rendez-vous tout comme, dans la suite de la soirée, les fulgurances d’un aigu jamais voilé, si caractéristique de la voix de Nucci, et qui réserve à l’auditeur médusé le choc d’une scène finale d’anthologie (« Da me non l’otterrà forza mortale!… »). Mais Leo Nucci n’est pas de ces vieux briscards qui réservent seulement leurs forces pours leurs airs, et cette soirée, s’il en était besoin, en donne maints exemples : que ce soit dans le frémissant duo du I avec Lucrezia, dans l’irrésistible trio puis quatuor du II avec la même, Jacopo puis Loredano et dans le concertato final de l’acte II – où l’ensemble des protagonistes envoient du « lourd » ! – la palette des couleurs vocales, la vaillance et l’art des nuances répondent aux attentes les plus exigeantes. Chapeau l’artiste !
Il faut dire qu’autour de ce Doge imposant, les autres protagonistes sont loin de faire de la figuration !
Un plateau vocal immense
On a déjà écrit, pour l’édition monégasque de ces mêmes Foscari, tout le bien que l’on pense de Francesco Meli dans ce rôle de Jacopo où la filiation bergonzienne de l’ancien élève est si évidente. Avec un maestro aussi attentif à son plateau que Daniele Rustioni, les multiples nuances et mezze di voce dont Meli n’est pas avare nous ont semblé encore davantage en situation. Si la cabalette d’entrée demeure quelque peu prudente, comme c’était déjà le cas en décembre dernier, la voix de Meli est tout de suite plus à son aise dans les hallucinations de la scène introductive du deuxième acte (« Notte !…perpetua notte che qui regni ! ») et dans le duo avec Lucrezia qui y fait suite, un pur moment de bel canto romantique. Quant aux scènes d’adieu de Jacopo à ses fils puis, au dernier acte, à son épouse, elles confirment la finesse musicale mais aussi la vaillance de l’aigu, ici totalement en situation, de l’un des interprètes les plus attachants de la péninsule à ce jour.
Dans une forme vocale exceptionnelle, Marina Rebeka semble, de son côté, se jouer des difficultés vocales de Lucrezia avec l’aplomb indispensable requis par ce rôle impossible, peut-être plus ardu encore que l’Abigaille de Nabucco ! Ceux – dont j’étais ! – qui, en janvier dernier, n’avaient pas été totalement séduits par les aigus de la diva lettone dans sa Thaïs monégasque, doivent ici rendre les armes : sur tout l’ambitus de la voix, en gardant toujours le souci du moelleux et de la morbidezza, Mme Rebeka a prouvé hier qu’elle était l’authentique soprano spinto d’agilità et… di forza exigé par la partition, montrant en particulier tout l’ascendant du rôle avec les grandes reines donizettiennes bien plus qu’avec le Verdi de la maturité, d’ailleurs encore éloigné de sa typologie vocale.
Dans un rôle où, malgré l’absence d’air de bravoure, il faut faire preuve de moyens solides, le Loredano de la basse française Jean Teitgen convainc et laisse entrevoir un avenir fructueux dans ce type d’emplois du « premier Verdi ». Distribution idéalement complétée par le ténor français Valentin Thill et la mezzo Adèle Charvet dont nous aurons rapidement l’occasion de reparler.
I Due Foscari , laboratoire musical verdien
Depuis les mémorables éditions scaligères et romaines de Riccardo Muti, l’analyse musicologique a davantage pris conscience de l’importance de la partition d’I Due Foscari, formidable gisement d’innovations musicales, tant pour l’orchestre que pour le chœur, retrouvées plus tard dans la maturité verdienne. Dans l’ouverture, c’est une phrase émouvante à la flûte que l’on retrouvera, un jour, dans la Sinfonia de Luisa Miller ; au début de l’acte II, c’est un concerto-miniature pour violoncelle et alto qui décrit le désespoir de Jacopo, dans la nuit de sa geôle. Pour la scène finale, l’utilisation du glas prélude au côté sépulcral de Simon Boccanegra et, chez Ponchielli, à La Gioconda.
Détenteur d’un véritable rôle – en particulier dans la scène du Conseil des Dix –, le chœur de l’Opéra de Lyon, rigoureusement préparé par Roberto Balistreri, est superbe et prend toute sa part à la fête verdienne, en particulier dans les concertati pathétiques des actes II et III.
© Blandine Soulage
À la tête de « son » orchestre de l’Opéra de Lyon dont, après un Falstaff jubilatoire, il sait mettre en valeur chaque pupitre pour dévoiler, tout au long de la soirée, une construction d’ensemble mêlant intimisme et grandiose, Daniele Rustioni est aux petits soins avec son plateau vocal.
Comme nous l’écrivions déjà à son propos, il y a quelques jours, ce chef est un véritable maestro concertatore E di canto, s’inscrivant selon nous dans la grande tradition des plus grands chefs de théâtre du siècle dernier. À voir la complicité des regards, admiratifs et reconnaissants, qu’avaient pour lui les artistes de ce plateau d’exception, on ne doute pas que c’est encore à Lyon, après la présentation, la semaine prochaine, d’un Coq d’Or qui promet déjà, qu’il faudra continuer à suivre le parcours éclectique de Daniele Rustioni.
Avec une soirée d’un tel niveau, Aix nous dit, une fois encore, qu’il est toujours « Le » Festival d’été français le plus excitant dans sa programmation.
Francesco Foscari Leo Nucci
Jacopo FoscariFrancesco Meli
Jacopo Loredano Jean Teitgen
BarbarigoValentin Thill
Lucrezia Contarini Marina Rebeka
Pisana Adèle Charvet
Chœur de l’Opéra de Lyon (dir. Roberto Balistreri), Orchestre de l’Opéra de Lyon, dir. Daniele Rustioni
I Due Foscari
Opéra en trois actes donné de Giuseppe Verdi (1813-1901), livret de Francesco Maria Piave (1810-1876) d’après la pièce homonyme de Lord Byron, créé au Teatro Argentina, Rome, 3 novembre 1844.
Concert du 16 juillet 2021, Festival d’Aix-en-Provence.