Les festivals de l’été – Beaune : un Retour (triomphal) d’Ulysse dans sa patrie !
Crédit photos : ©JCC
À Beaune, Le Retour d’Ulysse dans sa patrie est accueilli triomphalement : un succès qui est avant tout une magnifique réussite collective !
L’opéra de tous les contrastes
« Prima la musica ? Prime le parole ? » Avec le formidable Retour d’Ulysse dans sa patrie proposé par le Festival de Beaune ce samedi 24 juillet, nous avons eu les deux, et superbement ! Malgré l’absence de mise en scène, nous avons en effet constamment eu l’impression d’assister à un vrai moment de théâtre, et la raison en est due avant tout, paradoxalement, à l’exécution musicale hautement dramatique qui nous a été offerte. Les quatorze musiciens réunis (répartis entre violons, altos, cornets, flûtes à bec, violoncelle, basse de viole, violone, harpe, théorbes, guitares, clavecins et orgue) tissent la trame de l’intrigue et participent de la tension dramatique tout autant que l’art de la déclamation dont font preuve les chanteurs.
Le dramma per musica de Monteverdi est l’opéra de tous les contrastes, et ce jeu d’oppositions violentes, dans les ambiances, les registres, les sentiments évoqués s’observe aussi bien en microstructure (voir le contraste entre « Amor è un armonia » et « ma non si canta ben se l’or non suona » dans le chant des Prétendants à la huitième scène de l’acte II), qu’au niveau de l’œuvre tout entière, qui fait se côtoyer tragédie et comédie, fidélité et trahison, gravité et légèreté, univers des dieux et monde des hommes, tension dramatique extrême et apaisement, virtuosité et noble déclamation… Or Stéphane Fuget et ses Épopées n’ont pas leur pareil pour créer une atmosphère, la faire évoluer ou la briser net, lui en substituer une autre… bref, pour évoquer la vie dans toutes ses composantes et toute sa variété, telle que Homère, Badoaro et Monteverdi nous la dépeignent dans les ultimes aventures d’Ulysse. De la trame désolée tissée par les théorbes et la harpe avant le monologue de Pénélope aux fulgurances de la scène de la vengeance, du tapis soyeux et tendre déployé sous les voix d’Ulysse et Télémaque lors de leurs retrouvailles, du temps suspendu de « Amor è un armonia » à l’appel irrésistible à la danse et au chant par les Prétendants (« All’allegrezze »), tout est superbement en place, tout contribue à accompagner ou exalter le chant des interprètes qui, dans ces conditions, se font tous autant acteurs (ou du moins diseurs) que chanteurs.
Une formidable réussite collective
Il est fort malaisé pour le critique de pointer les qualités de tel ou tel interprète lorsque les artistes réunis forment à ce point une équipe soudée, remarquablement homogène par la qualité du chant et l’implication dramatique. Chacun des douze chanteurs de la distribution est à citer : trois ténors de premier plan interviennent dans des rôles secondaires : Pierre-Antoine Chaumien (Eurymaque), voix claire et fort bien projetée, Fabien Hyon dans le rôle du prétendant Amphinomos, au chant vaillant porté par une diction extrêmement précise, et Cyril Auvity, très convaincant dans le rôle du fidèle Eumée auquel le chanteur prête un timbre très séduisant. Claire Lefilliâtre (remplaçant Ayako Yukawa initialement prévue) incarne le double rôle de Minerve et Fortune avec une voix fraîche et toute la rigueur musicologique qu’on lui connaît. Jörg Schneider est un irrésistible Iro, drôle mais aussi très bien chantant, l’humour ne servant jamais, comme c’est parfois le cas, à pallier certaines insuffisances vocales. Marie Perbost, en Junon et Amour, déploie une voix ample et richement colorée, aux aigus éclatants. Quant à Ambroisine Bré, elle est tout à la fois une Euryclée touchante et une Mélanthô délicieusement mutine et tendre dans ses exhortations à aimer (« Ama dunque, ché d’Amore… »). Le timbre délicat de Filippo Mineccia (Pisandre) est parfois un peu couvert par le chant des autres prétendants, mais il fait merveille dans l’intervention certes brève mais essentielle de la Fragilité humaine qui ouvre l’opéra. Mathias Vidal, comme toujours extrêmement impliqué, conjugue avec une belle efficacité l’autorité de Jupiter et le dramatisme ou l’émotion des interventions de Télémaque lors de ses retrouvailles avec son père. La moindre intervention de Luigi De Donato (en Antinoos, Neptune et Le Temps) capte immédiatement l’attention du public, par l’extrême qualité du timbre, qui garde sa qualité et sa densité sur toute la tessiture – y compris jusque dans l’extrême grave. Mais c’est aussi la remarquable adaptabilité stylistique que l’on admire chez ce chanteur qui, après le chant noble et ample de Sarastro, fait sien avec beaucoup de naturel le recitar cantando monteverdien. (Il est à noter que cette basse excelle également dans le répertoire plus tardif, de Rossini à Verdi ou Puccini : il est fort regrettable que les directeurs de salles ne nous offrent pas plus souvent l’occasion d’apprécier la grande diversité de son talent).
Restent les deux rôles principaux, incarnés ce soir par Valerio Contaldo (Ulysse) et Anthea Pichanick (Pénélope). Le premier, au-delà de l’habituelle adéquation stylistique de ses interventions vocales, met un point d’honneur à incarner Ulysse dans toute la diversité de sentiments dont l’ont paré le compositeur et son librettiste. Il offre ainsi non seulement de très beaux moments de chant (les retrouvailles avec Télémaque, les premiers mots, à peine murmurés, lorsqu’il retrouve son apparence première face à son épouse…) mais aussi de vrais moments de théâtre, avec notamment une scène du réveil (acte I scène 7), et une scène de la vengeance (finale de l’acte II) intensément vécues. Quant à Anthea Pichanick, elle offre un parfait équilibre entre beau chant et sens de la déclamation : la voix déploie ses couleurs sombres avec une parfaite homogénéité (tout au plus observe-t-on peut-être une densité moindre du timbre dans le haut de la tessiture, mais il s’agit d’un péché véniel dans cette belle et authentique voix de contralto) et l’attention accordée aux mots nous vaut une très émouvante première scène de l’acte I, avec notamment de bouleversants « Torna, deh, torna Ulisse ! ».
Les artistes sont ovationnés à la fin du concert, une ovation qu’ils reçoivent ensemble, sans défiler un à un pour recueillir individuellement les applaudissements – et c’est tant mieux tant la réussite de ce concert est avant tout une réussite collective.
Le spectacle sera repris en décembre prochain à l’Opéra Royal de Versailles, avec la même distribution à l’exception de Pénélope, qui sera incarnée par Lucile Richardot. À ne pas manquer…
Ulisse Valerio Contaldo
Telemaco, Giove Matthias Vidal
Iro Jörg Scheinder
Antinoo, Nettuno, Tempo Luigi De Donato
Eumete Cyril Auvity
Eurimaco Pierre-Antoine Chaumien
Anfinomo Fabien Hyon
L’Umana Fragilita, Pisandro Filippo Mineccia
Penelope Anthea Pichanick
Minerva, Fortuna Claire Lefilliâtre
Giunone, Amore Marie Perbost
Melanto, Ericlea Ambroisine Bré
Orchestre Les Épopées, dir. Stéphane Fuget
Il Ritorno d’Ulisse in Patria (Le Retour d’Ulysse dans sa patrie)
Dramma per musica en un prologue et trois actes de Claudio Monteverdi, livret de Giacomo Badoaro, créé au Teatro SS Giovanni e Paulo (Venise) en 1640.
Festival d’opéra baroque et romantique de Beaune, représentation du samedi 24 juillet 2021.