L’Accademia Bizantina, Ana Maria Labin, Emmanuelle de Negri et Valerio Contaldo : des sommets d’expressivité et de virtuosité
Les conditions sont réunies pour une soirée réussie : douceur nocturne, surtitrage intelligent, service d’accueil avenant. L’oratorio d’Haendel donné le 31 juillet 2021 dans la basilique Notre-Dame clôt en beauté le 39e Festival d’opéra baroque et romantique de Beaune.
Une œuvre subtile et puissante
Si l’on ne s’ennuie pas pendant les deux heures et demie du concert, c’est grâce à la musique variée, contrastée, subtile, puissante d’Haendel et par l’interprétation en tout point transcendante. Elles donnent vie à un texte plutôt statique : que le mécène, le cardinal Benedetto Pamphilj, soit aussi le librettiste permet de comprendre son côté verbeux et la morale désespérément raisonnable. Les ressources contrapuntiques et mélodiques s’expliquent par le fait que le jeune compositeur allemand de 22 ans (en 1707), vient tout juste de s’installer à Rome. Il y découvre la vitalité des chanteurs et des orchestres italiens, et passe maître de l’oratorio profane en vogue, l’opéra étant interdit dans la cité papale.
De même que le héros du Choix d’Hercule (1751) hésite entre le Plaisir et la Vertu, succombant à cette dernière, de même la Beauté hésite ici entre le Plaisir et la Vérité (le « disiganno »), entre l’illusion et la non-illusion, thème on ne peut plus baroque. La Beauté, fidèle au Plaisir – représentant la passion, les deux étant placées à gauche du chef – est sermonnée par le Temps et la Vérité – incarnations de la raison, voix graves placées à droite du chef. Et pour finir, dans cet oratorio « moral », la Beauté succombe à la Vérité.
Une magnifique distribution
Le Plaisir est confié à la soprano lyrique Emmanuelle de Negri. Il commence par jurer à la Beauté que, si elle la suit, elle restera la même, jeune et resplendissante. Negri possède une voix agile, allant jusqu’à l’hypervirtuosité sur « vanita » lors de son duo avec la Beauté, ou à la fin de l’oratorio, sur « vento », en accord exact avec les cordes virevoltantes. Vigoureuse, elle est à son meilleur dans les passages énergiques, intenses, bien servis par sa parfaite diction. Sa voix lumineuse et homogène s’affermit peu à peu et les traits chantés sont de plus en plus ciselés. Negri est capable de nuances raffinées tel le suave passage central de « Questa è la reggia mia » qui se termine quasi crié. Cela dit, l’énergie mise par Negri peut aussi être en contradiction avec le texte, comme quand elle demande à la Beauté « Ferme tes jolis yeux », qui pourrait être plus câlin. Quant aux aigus, ils sont bien posés, mais parfois trop plats.
Elle forme un joli couple avec Ana Maria Labin, soprano lyrique, qui, malgré une diction moins nette (par exemple dans l’air « Una Schiera di piaceri »), éblouit par la rondeur, le velouté de son timbre, ses aigus magnifiquement amenés, tel celui, dramatique, à la fin du quatuor final, sur « voglio Tempo », sans parler de son aisance dans les traits virtuoses.
Valerio Contaldo, ténor robuste, prend le rôle du Temps ; il est parfait en tout point, de la couleur vocale agréable aux traits souplement envoyés ; sa diction impeccable permet de comprendre des textes plus sérieux, souvent recitativo, ou l’air « In tre parti divise ».
Légèrement moins dominatrice que ses trois compères, la contralto Delphine Galou réserve des lignes admirables, notamment à la fin, aux graves bien mis en relief, qui s’enchâssent avec le ténor.
Lors de la soirée, les regards presque amoureux du Plaisir envers la Beauté, de femme à femme, sont emprunts de regrets et de tristesse. « Laisse l’épine », demande le Plaisir, choisis « la rose » !… La prestation d’Emmanuelle de Negri dans « Lascia la spina » – air célèbre qui provient d’Amira (1704) et réapparaîtra dans Rinaldo (1711) – est à couper le souffle.
Si à la fin la Beauté choisit pour finir de consacrer sa vie non plus à l’« ardeur » mais au « ministre du Ciel »… chacun y fera les analogies qui lui conviennent. De nos jours, cette fin en faveur du religieux et de l’ordre moral paraît tragique ; notre époque incite plutôt à « cueillir les roses de la vie » ; et le plaisir est reconnu comme le moteur d’un corps sain et régénéré.
Une Accademia Bizantina à son meilleur
Ottavio Dantone
L’Accademia Bizantina dirigée par Ottavio Dantone est à son meilleur. L’ouverture ménage des effets théâtraux, tels ces solos de hautbois bellement rendus par Elisabeth Baumer, instrument que l’on retrouvera en duo avec la Beauté sur l’air « Io sperai trovar nel vero ». Citons aussi les solos de la flûte dans un air du Disinganno ; et surtout celui du 1er violon Alessandro Tampieri à la toute fin de l’œuvre, en compagnie de la Beauté, à mourir de… plaisir. Une Sonata pour orgue scinde le 1er tableau, allègrement jouée au positif par Valeria Montanari. L’orchestre s’illustre dans les accompagnements dramatiques d’airs du ténor « I colossi dei sole » et « Quanto chuide la terra è il regno moi », molto agitato.
Les artistes nous offrent un moment de vraie musique vivante, vibrante. Une grande complicité règne entre les musiciens ; une violoniste pleure à la fin, les yeux rivés sur la Beauté. Le public qui a rempli la basilique applaudit chaudement ; il sort en silence : qu’ajouter à tant d’émotion ?
Belleza Ana Maria Labin, soprano
Piacere Emmanuelle de Negri, soprano
Disinganno Delphine Galou, contralto
Tempo Valerio Contaldo, ténor
Orchestre Accademia Bizantina, dir. Ottavio Dantone
Il Trionfo del Tempo e del Disinganno (Le Triomphe du Temps et de la Désillusion)
Oratorio moral en deux parties de Händel, livret du Cardinal Benedetto Pamphili, créé à Rome en 1707.
Concert du samedi 31 juillet 2021, festival de Beaune.