Crédit photos : © Bruno Moussier
Les Troyens sont aujourd’hui (presque) devenus une œuvre de répertoire (ils ont eu l’honneur de deux productions à l’Opéra-Bastille – qu’ils ont inauguré – , quand tant de chefs d’œuvre tout aussi essentiels attendent toujours, tout simplement d’être créés à l’Opéra de Paris…). Ils n’en restent pas moins, en termes de réalisation artistique (musicale et scénique) une vraie gageure et, sauf erreur de notre part, les deux Festivals Berlioz (celui de de Lyon, disparu à la fin des années 1980, puis celui de la Côte-Saint-André, créé en 1994) ne s’y sont risqués qu’à deux reprises. La première fois, c’était en 1987, à l’auditorium de Lyon : sous la direction de Serge Baudo, l’œuvre, enfin donnée en France intégralement en une soirée, remportait un triomphe mémorable. Outre la direction de Baudo, on en retient surtout l’Énée de Gary Lakes, le beau spectacle de Moshe Leiser et Patrice Carier, et surtout la révélation de Kathryn Harries, Didon en tout point bouleversante.
Plus de trente ans plus tard, en 2019, le nouveau Festival Berlioz (transplanté à la Côte Saint-André) récidive en proposant la seule Prise de Troie, en version de concert, avec déjà Isabelle Druet (Cassandre), Mirko Roschkowski (Énée), Vincent le Texier (Priam) ou encore Thomas Dolié (Chorèbe). Le spectacle avait été accueilli triomphalement. Covid oblige, c’est non pas en 2020 mais en 2021 que sont proposés Les Troyens à Carthage et le succès, de nouveau, est au rendez-vous. Une exécution du prélude composé par Berlioz pour la création des Troyens à Carthage en 1863, quelques pages de l’Énéide lues par Éric Génovèse, et la transition entre les deux parties de cet opéra (conçu par Berlioz comme un tout en 5 actes) est assurée : la reine de Carthage peut faire son entrée…
© Pascal Lelièvre
Commençons par signaler l’impeccable tenue du cheval de bois, ayant attendu depuis 2019, avec une patience inébranlable, le retour des spectateurs pour la clôture de ce diptyque ! Notons ensuite l’excellence du Jeune Orchestre Européen Hector Berlioz – Isère, composé d’étudiants issus de conservatoires européens souhaitant approfondir l’interprétation du répertoire romantique sur instruments d’époque, encadrés par certains musiciens de l’orchestre professionnel Les Siècles. L’amalgame entre les musiciens nous a semblé particulièrement réussi, l’orchestre, sous la direction experte de François-Xavier Roth, offrant une lecture à la fois précise et passionnée du chef-d’œuvre berliozien, mettant en valeur aussi bien le dramatisme puissant de l’œuvre que sa teneur poétique (très beau septuor « Tout n’est que paix… », magnifique duo d’amour,
superbement chanté par Mirko Roschkowski et Isabelle Druet). Le mariage du Chœur de l’Orchestre de Paris et de celui du Forum National de la Musique de Wroclaw ne nous a en revanche pas paru parfaitement accompli : certes, avec un effectif à ce point important, les décibels et l’emphase sont au rendez-vous, et le public a semblé conquis par le torrent sonore déversé dans la cour du Château Louis XI. On est en droit, cependant, de préférer la transparence, le raffinement et l’intelligibilité d’autres formations, telles le Monteverdi Choir, une référence pour nous en termes de poésie, de dramatisme et de prononciation.
La distribution se distingue notamment par le très bon niveau des seconds rôles, (presque) tous parfaitement compréhensibles, avec une mention spéciale pour le beau Iopas de Julien Dran, le Hylas très expressif de François Rougier, l’excellent Ascagne d’Héloïse Mas, et surtout le Narbal de Vincent Le Texier : le métier et le charisme de la basse française font que la moindre de ses interventions capte immédiatement l’attention des spectateurs.
Reste le couple vedette, déjà présent en 2019 pour La Prise de Troie, comme nous l’avons dit. Mirko Roschkowski confirme la très bonne impression laissée en 2019 : le ténor s’inscrit dans la lignée des Enée plus légers que puissamment dramatiques (voire wagnériens), ce qui semble dorénavant être la règle depuis la prise de rôle de Gregory Kunde au Chatelet en 2003. La voix est de qualité, le chant sûr, et le ténor traverse l’épreuve de son redoutable air du III sans dommage… mais avec une uniformité de ton un peu regrettable : la nervosité inquiète d’Enée dans le récitatif « Inutiles regrets… », la douloureuse introspection de « Ah, quand viendra l’instant… », la décision finale « En un dernier naufrage… » ne sont guère différenciées, ce qui ne permet pas de rendre compte du combat intérieur auquel se livre le héros troyen et du dilemme qui le déchire. Curieusement, l’interprétation d’Isabelle Druet laisse un peu la même impression. Vocalement, il n’y a rien à redire : la voix est belle, bien conduite, le style et la prosodie sont convenablement respectés – autant de qualités appréciées notamment dans une scène finale parfaitement maîtrisée. D’où vient alors qu’au-delà de ces indéniables atouts, sa Didon laisse quelque peu de marbre ? La reine de Carthage est pourtant l’un des personnages les plus bouleversants, les plus immédiatement émouvants du répertoire français du XIXe siècle… Peut-être une plus grande familiarité avec le rôle permettra-t-elle à la mezzo de conférer, à l’avenir, plus de chair et de flamme à son interprétation ?…
Au-delà de ces quelques réserves, c’est une fort belle soirée qu’a proposée le festival Berlioz, accueillie avec chaleur par un public enthousiaste.
Enée : Mirko Roschkowski
Didon : Isabelle Druet
Anna, Spectre de Cassandre : Delphine Haidan
Sentinelle, Spectre de Chorèbe : Thomas Dolié
Narbal, Spectre de Priam : Vincent Le Texier
Anna : Delphine Haidan
Ascagne : Héloïse Mas
Sentinelle, Spectre d’Hector, le dieu Mercure : Damien Pass
Panthée : François Lis
Iopas : Julien Dran
Hylas : François Rougier
Rapsode : Éric Génovèse,
sociétaire de la Comédie-Française
Jeune Orchestre Européen Hector Berlioz – Isère, dir. François-Xavier Roth
Chœur de l’Orchestre de Paris
Chœur du Forum National de la Musique de Wroclaw
Préparation des chœurs : Lionel Sow, Agnieszka Franków-Żelazny
Chefs assistants : Corinna Niemeyer, Arne Willimczik
Chef de chant : Mathieu Pordoy
Hector Berlioz, Les Troyens à Carthage
Deuxième partie (actes III, IV, V) de l’opéra Les Troyens, livret de Hector Berlioz d’après l’Enéide de Virgile.
Festival Berlioz, Cour du château Louis XI, La Côte-Saint-André – Représentation du dimanche 22 août 2021