Crédit photos : © Catherine Filliol
À la tête du festival de Menton depuis 2013, Paul-Emmanuel Thomas n’hésite pas à sortir des panthéons du répertoire pour donner une tonalité singulière au concert de clôture. Pour celui de l’édition 2021, il a invité Leonardo García Alarcón et Cappella Mediterranea dans un programme qui, au-delà des sentiers battus, résume l’identité originale du chef argentin et son ensemble. Le florilège associe des pièces du baroque hispanique avec des chansons de Joan Manuel Serrat, auteur-compositeur-interprète né en 1943 à Barcelone, représentant du mouvement artistique de la Nova Cançó, engagé contre le franquisme, et qui a relancé l’usage du catalan. Surnommé « El Nano » en Argentine, où il a bercé la jeunesse de Leonardo García Alarcón et ses musiciens – l’Espagnol a attendu la chute des dictatures pour se produire en Amérique du Sud, et sa première tournée dans les années quatre-vingt a dû éviter le Chili de Pinochet, où il était interdit. Arrangées par Quito Gato, guitariste, luthiste et théorbiste de Cappella Mediterranea – et d’autres formations –, les pages de Serrat s’inscrivent ainsi dans une narration musicale à la fois fluide et chamarrée, qui non seulement dépasse les clivages entre les époques, dans un contrepoint inventif entre écritures populaires et savantes que l’âge Baroque cultivait et que Leonardo García Alarcón s’attache à faire revivre dans son travail, mais offre aussi un panorama aux confins de l’intime, sous le signe de la Méditerranée, on ne peut plus opportun sur le parvis de la Basilique Saint-Michel, bercé par la rumeur des flots de Mare Nostrum.
La soirée s’ouvre avec une Xácara por primo tono de Lucas Ruiz de Ribayaz, où couleur et rythme se mêlent dans un crescendo subtil, avant que Mariana Flores, soprano – et madame Alarcón à la ville – n’entre en scène décliner la tendresse de Serrat dans De vez en cuando la vida. L’ironie amoureuse sur une pulsation irrésistible de Esta vez Cupidillo de Francesco Valls est servie par le ténor Francisco Mañalich. L’insertion d’un intermède polyphonique de Dufay, De Sant Francisco, au milieu de Pare de Serrat, illustre l’instinct et la science musicaux remarquables de Cappella Mediterranea pour faire résonner avec naturel une anastomose de genres a priori hétérogènes. La soprano Maria Hinojosa Montenegro y démontre une belle synthèse entre diction et expressivité du timbre, à laquelle répond Mariana Flores dans la Romance de Curro el Palmo avec une sensualité feutrée. Dans une transcription pour piano et harpe espagnole, également de la main de Quito Gato, l’extrait des Música callada de Mompou, pianiste et autre figure majeure de la musique en Catalogne au vingtième siècle, confirme, presque comme une signature, la porosité inventive et poétique entre les styles et les époques.
De Juan Bautista José Cabanilles, Mortales que amais pour quatre voix – sopranos, alto et ténor – affirme une polyphonie recueillie, qui ne verse cependant jamais dans l’austérité. Les deux sopranos se succèdent ensuite : Maria Hinojosa Montenegro dans La canço dell ladre de Serrat, avant Mariana Flores, égrenant la déploration de Ojos pues me desdeñais de José Marín. L’ensemble des cinq voix – outre les deux sopranos et le ténor déjà sus-nommés, Leandro Marziotte tient la partie d’alto et Hugo Oliveira, celle de basse – se réunissent dans le feu d’artifice gourmand de La Bomba de Mateo Flecha el Viejo, en une ivresse polyphonique où les mots, mêlant profane et sacré, n’ont plus d’importance. Cette page écrite pour la Nativité respire l’esprit de la Renaissance que Leonardo García Alarcón fait vivre avec une jubilation lumineuse, presque physique.
La complainte de Serrat, La preso de Lleida de Serrat, contraste avec des accents évoquant l’attente de prisonniers politiques de la prison de Lerida, ville de l’intérieur de la Catalogne, et que restitue Maria Hinojosa Montenegro. Avec Romerico orido de Mateao Romero, Mariana Flores fait rayonner les sentiments de cette folía aussi rythmée que colorée. Les deux dernières chansons de Serrat qui referment le programme passent de l’intimité de Aquellas pequeñas cosas à Mediterraneo, évocation emblématique des flots baignant l’Espagne de Serrat autant que la baie de Menton, et portée par la voix de Mariana Flores, qui sera redonnée, après un premier bis, Lucia, qui est aussi le prénom de la fille de la soliste et du chef argentin.
La veille, au Palais de l’Europe, creuset des concerts de 18 heures, qui, avant l’inondation dont il a été victime, se tenaient au Musée Cocteau, les quatre accordéons du Quatuor Aeolina proposent (après, en guise de prélude contemporain, les modulations de l’Intermezzo tiré l’opéra de Matalon), L’ombre de Venceslao, une intéressante transcription de la Symphonie n°4 de Mahler. Le travail d’adaptation traduit habilement les couleurs et les textures de l’orchestre, que l’amateur pourra reconstituer en surimpression mémorielle sur la réduction. Avançant depuis les coulisses improvisées, Camille Poul assume, avec une intonation ronde et équilibrée, les chatoiements du lied final. Le festival de Menton réussit admirablement à sortir des balises usuelles.
Leonardo García Alarcón : direction musicale
Maria Hinojosa Montenegro : soprano
Mariana Flores : soprano
Leandro Mrziotte : alto
Francisco Mañalich : ténor
Hugo Oliveira : basse
Concert de clôture du 72e Festival de Musique
Mediterraneo
L.R. de Ribayaz : Xácara por primo tono
J.M. Serrat : De vez en cuando la vida (arr. Q. Gato)
F. Valls : Esta vez Cupidillo
J.M. Serrat :
Pare (arr. Q. Gato) avec un intermède de G. Dufay : De Sant Francisco
Romance de Curro el Palmo (arrangement Q. Gato)
F. Mompou : Música callada (« Musique tue » ou « inexprimée »)
Extrait (transcription de la page pour piano, pour harpe baroque espagnole (arr. Quito Gato)
J.J. Cabanilles : Mortales que amais
J.M. Serrat : La canço dell ladre (arr. Quito Gato)
J. Marín : Ojos pues me desdeñáis
M. Flecha el Viejo : La Bomba
J.M. Serrat : La preso de Lleida (arr. Q. Gato)
M. Romero : Romerico orido
D. J. de Salazar : Afuera pompas humanas
J.M. Serrat :
Aquellas pequeñas cosas (arr. Q. Gato)
Mediterraneo (arr. Q. Gato)
Concert du 13 août 2021, Festival de Menton, parvis de la Basilique Saint-Michel.