Crédit photos : © Marc Ginot
Radamisto, opera seria handelien brille de tous ses feux à l’Opéra de Montpellier en version concertante. Première étape d’une tournée européenne (de Barcelone à Essen) qui sera probablement triomphante. Nous retrouvons Philippe Jaroussky, interprète du rôle-titre, aux côtés de Marie-Nicole Lemieux et de l’orchestre Il Pomo d’Oro. Le méli-mélo genré est une des particularités de cette version originale de l’œuvre : lorsque le héros est incarné par un contre-ténor soprano, les princes par d’époustouflantes mezzo et soprano, les amoureuses le sont par des voix féminines.
Un opera seria made in London
G.F. Haendel, portrait de Thomas Hudson (1756)
Dans l’Europe du XVIIIe siècle, la culture musicale est largement européenne. L’opera seria, dont Naples est le berceau, devient hégémonique dans toute capitale, en langue italienne, mais avec des compositeurs et librettistes de toute nationalité. Ayant séjourné dans la péninsule italienne, le saxon G.-F. Haendel (1685-1759) en devient le passeur pour la scène londonienne, sa terre d’adoption, en créant la Royal Academy of Music avec deux confrères italiens (G. B. Bononcini et A. Ariosti) et le soutien d’aristocrates londoniens. Au King’s Theatre d’Haymarket, en neuf saisons, 34 opéras sur plus de 460 représentations seront donnés ! Haendel en est non seulement l’un des compositeurs attitrés, mais également l’impresario qui constitue une troupe fameuse de chanteurs, rompus à la vocalité du genre italien qu’il s’agit d’imposer aux anglais.
En conséquence, ce sont respectivement la soprano Margherita Durastanti (avril 1720, version HWV 12a), puis le castrat contralto Senesino[1] (décembre 1720) qui créent successivement le rôle-titre de son premier opus londonien, Radamisto, livret de N. Haym. La seconde production oblige Haendel à remanier sa partition dans l’hiver (version HWV 12b) … et la Durastanti à récupérer le rôle de Zenobia !
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[1] Nom d’artiste qui provient de sa ville natale, Sienne. Senesino créé également le rôle-titre de Giulio Cesare d’Haendel.
La Durastanti (dessin ca1730)
L’intrigue en trois actes oppose le clan de Thrace (le roi Farasmane, son fils Radamisto et Zenobia son épouse) au clan du roi d’Arménie (Tiridate), qui n’est autre que l’époux de la sœur de Radamisto (Polissena). L’enjeu autour de la capture de la belle Zenobia, butin de bataille mais fidèle à son époux, déclenche la fureur et la douleur des Thraces. Le revirement inespéré des princes et généraux arméniens (Tigrane, Fraarte), sous l’influence de Polissena, renverse la situation. Fin dans l’allégresse générale.
Chanter et suonare Radamisto
Après ses débuts à l’Opéra de Montpellier en tant que chef d’orchestre de l’oratorio Il Primo omicidio de Scarlatti , Philippe Jaroussky paraît ici en interprète du rôle-titre de Radamisto. C’est un beau lever de rideau pour la résidence montpelliéraine de l’artiste et de son ensemble Artaserse, résidence de trois saisons. Le contre-ténor français s’est imposé sur les scènes européennes dans le revival de sa typologie vocale, qui accompagne l’exhumation du « continent » lyrique baroque. Sa place prééminente a été confirmée par les Victoires de la Musique (Révélation Artiste lyrique en 2004, Artiste Lyrique en 2007 et 2010) et Echo Klassik Awards (2016, Berlin). Dans le rôle de Radamisto, sa maîtrise de chaque tenue et de l’ornementation (au da capo), son expressivité douloureuse dans l’aria « Ombra cara » (I) en font une digne successeur du créateur londonien Senesino. En Zenobia, la contralto Marie-Nicole Lemieux retrouve son répertoire des débuts, tout en cultivant l’expressivité du recitativo secco ou celle de l’aria qu’elle « joue » face à ses partenaires. L’usage des graves poitrinés est-il nécessaire à son interprétation ?
Stupéfiante d’émotion et de technique vocale, la soprano hongroise Emöke Baràth (Polissena) poursuit sa fulgurante ascension depuis le rôle-titre d’Elena de Cavalli au festival d’Aix (2013). Ici, elle se distingue par la conduite du phrasé éminemment musicale et l’émission aiguë (aria du III) : stupende ! Incarner la tyrannie belliqueuse, c’est l’affetto du roi Tiridate : le ténor Zachary Wilder en offre la touche de folie nécessaire à la crédibilité de l’intrigue. Cependant, les sons trop ouverts dans les vocalises d’aria di furore ne rajoutent rien à sa vaillance. Confier le rôle du prince Tigrane à la mezzo Anna Bonitatibus (lauréate d’International Opera Awardds 2015) est un atout : virtuosité, flexibilité, expressivité de la tendre aria de son revirement (III) sont remarquables. Avec une juvénile maîtrise, la soprano espagnole Alicia Amo incarne Fraarte. Quant au roi de Thrace, la basse italienne Renato Dolcini l’incarne avec une sobre assurance, rappelant son Prométhée de Titon et l’Aurore de Mondonville (Opéra-Comique, 2021).
La dramaturgie musicale de Radamisto
Depuis plusieurs décennies, le renouveau haendelien s’est surtout concentré sur ses oratorios et quelques opéras devenus cultes (Giulio Cesare, Rinaldo). Grâce à cette production non scénique, on mesure combien Radamisto est déjà abouti, tant par sa dramaturgie musicale que par l’assimilation d’influences franco-italiennes. Du côté français, l’ouverture à la française, le ballet de chaconne (sur basse obstinée) et quelques tempi d’élégants menuets (dont un avec trio d’anche … à la Lully) saupoudrent la partition. L’écriture vocale déclinant les affetti les plus contrastés, l’absence de chœur infusent, elles, l’influence italienne dominante.
Quant à la dramaturgie, elle émerge du cadre parfois contraignant et répétitif du couple recitativo /aria da capo. D’une part, la variété du récitatif – accompagnato notamment – restitue les tensions des clans ennemis, notamment par ses dialogues (Tiridate et Zenobia, III). D’autre part, le volet central de l’aria da capo creuse l’expressivité de chaque rôle par des artifices musicaux (modulation, orchestration) pour mieux cerner la fidélité de l’épouse, la sensibilité amoureuse de Radamisto, ou de Polissena trahie. À cet égard, le récitatif de Zenobia lors de sa capture (II) magnifie l’art de la rupture : soit de vives répliques, fortissimo soutenues par l’orchestre, soit de suaves phrases amoureuses à son époux dissimulé, piano. De ce fait, l’unique duo des époux fidèles (II), puis le seul chœur des 7 solistes (III), célébrant la résolution des tensions, forment des pics de cette dramaturgie.
Dirigé par le jeune concertiste Francesco Corti (depuis son clavecin !), l’ensemble Il Pomo d’oro, fondé en 2012, est l’artisan constant du succès du concert. Relevons la virtuosité des trompettes et cors naturels, la réactivité du continuo (violoncelle, théorbe, contrebasse, 2 clavecins) que l’on souhaiterait néanmoins plus diversifié au cours des actes. Leur prestation s’inscrit d’emblée dans la lignée d’enregistrements de Radamisto : N. McGegan chez Harmonia Mundi (1994), Alan Curtis chez Virgin Veritas (2005).
Sans l’attrait d’une version scénique – celle de Radamisto à Vienne en 2013 avec les costumes de C. Lacroix, celle du Festival Haendel de Karlsruhe en 2009 – cette version de concert captive et intrigue. Le méli-mélo genré de sa distribution – un héros chanté par un registre soprano de contre-ténor, une héroïne contralto, convoitée par un ténor (Tiridate) et une soprano (le général Fraarte) – paraît un bel exercice de déconstruction de genre.
Radamisto : Philippe Jaroussky
Zenobia : Marie-Nicole Lemieux
Polissena : Emóke Baráth
Tiridate : Zachary Wilder
Farasmane : Renato Dolcini
Tigrane : Anna Bonitatibus
Fraarte : Alicia Amo
Ensemble Il Pomo d’Oro, direction Francesco Corti
Radamisto
Opera seria en trois actes de Georg Friedrich Haendel, livret de Nicola Francesco Haym, d’après L’amor tirannico o Zenobia de Domenico Lalli. Créé à la Royal Academy of Music de Londres le 27 avril 1720.
Représentation du 4 octobre 2021, Opéra Berlioz / Le Corum (Montpellier)