Crédit photos : © Matthieu Joffres
L’automne et ses tons mordorés seraient-ils favorables à l’éclosion de festivals de musique ? Plusieurs manifestations fleurissent sur le territoire : Concerts d’automne à Tours, Festival de musique ancienne en Pic Saint-Loup et Hérault, les Lisztomanias de Chateauroux et … Voix d’automne à Évian-les-bains. Sur les hauteurs du lac Léman, ce dernier festival propose un week-end d’envergure avec deux œuvres baroques
en confrontation : la Passion selon Saint-Jean de J.-S. Bach (22 octobre), La Giuditta d’A. Scarlatti (23 octobre). Le troisième concert assure la promotion des jeunes talents de l’Académie de l’Opéra national de Paris dans le domaine du Lied (24 octobre).
Journal de bord 2/3 La Giuditta d’Alessandro Scarlatti triomphe au festival Voix d’automne
Si les mélomanes connaissent la Juditha triompheans RV 644 d’Antonio Vivaldi (CD Opus 111, Naïve), oratorio vénitien de 1716, beaucoup d’auditeurs découvrent ce 23 octobre La Giuditta R. 500.9 d’Alessandro Scarlatti, antérieure à celle de Vivaldi. Cet oratorio italien (et non latin) a été créé à Rome en 1693, sans doute au Collège Clementine.
Grâce à Thibault Noally (issu de la Royal Academy of Music, London), chef d’orchestre et violon solo de l’ensemble Les Accents, La Giuditta parvient jusqu’au public festivalier d’Évian. Son orchestre est devenu l’artisan des exhumations de Scarlatti père, avec l’aide de musicologues italiens (Lino Bianchi). En témoigne leur excellent enregistrement de l’oratorio Il Martirio di Santa Teodosia (Aparté AP232) en 2020. Notre rencontre avec T. Noally nous apprend que La Giuditta appartient à la première phase de composition de Scarlatti (oratorio de dimension réduite, représentation sans doute semi-privée) et non à la seconde manière, celle d’Il Primo omicidio aux développements plus proches de l’opera seria contemporain (voir la recension de sa nouvelle production en concert ). Le choix de programmation du Festival et de T. Noally s’est porté sur l’une des 2 versions de La Giuditta, celle à 5 voix solistes, plutôt que sur celle à 3 voix, à la fois plus intime et plus guerrière.
Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne (vers 1612)
Attribué à Pamphili (cardinal romain et mécène), le livret de l’oratorio s’inspire évidemment du Livre de Judith (Ancien Testament). Holopherne, général de l’armée assyrienne du roi Nabuchodonosor fait le siège de Béthulie pour forcer les Juifs à payer leur tribut. La jeune et pieuse veuve Judith tente de soulever son camp, avec l’aide du prince Ozias et du général Sacerdote, camp que le capitaine d’Holoferne voudrait également rallier. Courtisée par Holopherne, la belle Judith utilise ses propres armes pour vaincre l’ennemi. Lors de la scène de séduction auprès du tyran, elle l’endort avec une berceuse avant de le décapiter.
La violence de la thématique politique (qui renvoie à nos violences actuelles …) s’inscrit d’une part dans la Contre-Réforme menée par l’Eglise catholique romaine et d’autre part dans les affrontements entre les cours italiennes et l’Empire ottoman. Il s’agit de raffermir la foi combattive. Dans l’oratorio, deux climax caractérisent chaque camp rival. Du côté des Assyriens (« infidèles »), la Sinfonia bellica (prélude orchestral, acte I, sc. 2) impose l’univers guerrier par les acrobatiques arpèges de la trompette solo en ré majeur (seule apparition de l’instrument dans l’œuvre). Plus loin, l’aria belliqueuse d’Oloferne, Non, no dirai relève également de ce stéréotype, mais tout autant de la typologie baroque d’« aria di furore » avec vocalises. Du côté des Juifs, la combattivité s’affirme au féminin dès la première aria de Giuditta, Trombe guerriere (I, sc. 1) et même chez les rôles secondaires, tel ceux de Sacerdote.
Par ailleurs, la particularité de cet oratorio est d’accorder crédit aux relations amoureuses et politiques, dans la mesure où elles se croisent avec ambiguïté. À l’évidence, Alessandro Scarlatti, pourvoyeur de l’opera seria de l’école napolitaine, transfère sans peine son talent en la matière. Le prince Ozia aime Giuditta, qui est convoitée par Oloferne ; le capitaine des armées d’Oloferne voudrait trahir son maître sanguinaire, il propose donc ses services au camp adverse … qui le rejette. Dans la veine amoureuse, chacun des 2 duos amoureux de Giuditta et d’Oloferne est un modèle de sensualité, et de perversion ! Le premier (II, sc. 3) développe les caresses vocales de la jeune femme et la fascination du général assyrien. L’écriture prolonge les échos du premier duo de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi (1643), dans lequel la courtisane séduit l’empereur Néron. Et Scarlatti a probablement écouté les reprises romaines de l’opéra vénitien. Introduit par le récitatif Mio conforton (II, 5), le second duo conduit à la berceuse glaçante de Giuditta : les halètements des cordes et la seule ritournelle confiée aux flûtes expriment sa détermination. Une expression qui hante les nombreuses figures baroques de l’héroïne biblique et même les consciences.
Jeunes talents de l’Académie de l’Opéra national de Paris
Les cinq jeunes chanteurs qui portent cette redécouverte de La Giuditta le font avec un engagement et un professionnalisme que le public a longuement acclamés. Les trois semaines de formation auprès de Thibault Noally les ont « convertis » au baroque italien : l’articulation du recitativo secco (avec basse continue), le phrasé et l’ornementation de l’aria da capo sont quasi assimilés. Notamment, leur choix d’ornementation du « da capo » (reprise de la partie initiale) met en relief chaque situation dramatique. De plus, la beauté et la spontanéité de ces jeunes artistes se déploie dans une scénographie qu’eux-mêmes ont esquissé sur le plateau.
Nous sommes éblouis par les interprètes principaux : la mezzo -oprano française Marine Chagnon en Judith ; le contre-ténor vénézuelien Fernando Escalona en Holoferne. La première impose sa personnalité (diplômée d’art dramatique et de modern jazz) dès son apparition de guerrière (en pantalon) lors du récitatif qui interrompt l’ouverture. Sa virtuosité excelle dans l’aria vocalisante Mà so ben (I, 1), dont les échanges resserrés avec violon solo représentent un défi. C’est cependant dans ses échanges avec Oloferne au second acte que sa persuasion vocale et scénique (en robe lamé argent) touche sa cible. Le second (Fernando Escalona) a bénéficié d’une formation El Sistema (Vénézuela) qui lui confère une aisance musicale, une écoute des instruments et une prestance scénique toute professionnelle. Son émission (voix de poitrine ou de fausset) est contrôlée et l’extrême aigu (contre-fa ?) dans l’aria démonstrative No, non dirai (I, sc. 2) est claironnant.
La soprano américaine Ilanah Lobel-Torre (prince Ozia) déploie tant des qualités de vocalise (aria du 1er acte) qu’une musicalité touchante dans le sublime Addio, cara libertà (II, 6) au legato impalpable. Appliqué dans chaque aria – voir la douceur de Della Patria (I, 2) – le ténor coréen Kiup Lee peine dans le récitatif en langue italienne. D’une stature imposante, la basse américaine Aaron Pendleton a un potentiel vocal indéniable, mais qu’il ne conduit pas suffisamment, d’où des difficultés d’intonation et d’articulation musicale (air Traditor !, II, 6). En clôture, deux chœurs de réjouissance rassemblent les cinq solistes pour renouer avec les visées chrétiennes et légitimer le geste meurtrier : « C’est l’œuvre de Dieu seul ». L’écriture y adopte le gran concertato vénitien, dans lequel instruments et voix rivalisent d’éloquence.
Car la réussite de cette exhumation tient tout autant à l’énergie (elle aussi) combattive des instrumentistes de l’ensemble Les Accents. L’ardeur du continuo notamment, que le chef diversifie au fil de chaque acte, est remarquable, « ce qui permet des couleurs et des atmosphères très variées » (T. Noally). La prégnance des instruments graves (violoncelle, basson, contrebasse) n’a pas seulement une fonction de soutien, lorsqu’ils deviennent partenaires de l’aria, telle celle d’Oloferne convoquant les éclairs et le tonnerre (Vanne pur, II, 1). Ne pouvant citer tous les musiciens, relevons la violoncelliste Elisa Joglar, le trompettiste Emmanuel Mûre (aux contre-ré valeureux dans la Sinfonia) ainsi que les violonistes Thibault Noally et Alexandrine Caravassilis, solistes complices. Chez Bach comme chez Scarlatti, la coloration instrumentale renforce l’expressivité : un beau trait d’union entre les deux soirées festivalières.
Une femme révoltée qui bafoue l’ordre social, de jeunes talents à l’orée de leur carrière : quoi de meilleur pour redonner vie à un oratorio baroque ?
Artistes de l’Académie de l’Opéra national de Paris :
Marine CHAGNON, mezzo-soprano (Giuditta)
Ilanah LOBEL-TORRES, soprano (Ozia)
Fernando ESCALONA, contre-ténor (Oloferne)
Kiup LEE, ténor (Capitano)
Aaron PENDLETON, basse (Sacerdote)
Ensemble Les Accents, Thibault NOALLY, direction
La Giuditta
Oratorio d’Alessandro Scarlatti, livret du Cardinal Pietro Ottoboni, version dite de Naples, créée en 1693 à Rome Rome, 1693
Concert du 23 octobre 2021