IL CORSARO ACCOSTE ENFIN SUR LES RIVES MONEGASQUES !
Électrisante version de concert du Corsaire de Verdi à l’Opéra de Monte-Carlo
Poursuivant sa re-exploration d’un répertoire que le maître de Busseto considérait lui-même, dans une lettre à son amie la comtesse Maffei, comme ses «seize ans de galère», Jean-Louis Grinda a eu l’excellente idée à Monaco de redonner sa chance au Corsaire.
« Cette musique que j’ai écrite sans y attacher d’importance, pour me débarrasser d’un éditeur odieux, manque probablement d’inspiration. »
Dans sa frénésie de composition en ces années qui suivent le triomphe de Nabucco, force est de constater que tous les opus verdiens ne sont pas de la même veine d’inspiration et, sans doute, Il Corsaro (Trieste, 1848) ne peut très longtemps soutenir la comparaison, pour en rester sur un sujet également inspiré de Byron, avec I due Foscari, créé quatre ans auparavant.
Ici, il est vrai, point de « laboratoire musical verdien » à arpenter comme c’était le cas, et de quelle manière, dans la bouleversante destinée de la famille Foscari : Il Corsaro s’inscrit davantage dans ces œuvres où Verdi, quelque peu affairiste, doit honorer de nombreux contrats entre Vienne, Rome, Naples, Venise, Londres, Paris…
Dans le cas présent, l’éditeur Francesco Lucca attend depuis 1845 l’adaptation musicale du poème narratif de Byron et n’en démord pas : c’est cette œuvre et non une autre qu’il veut voir composée !
Même si le fidèle Francesco Maria Piave avait déjà rendu son livret depuis 1846, Verdi, plus préoccupé, d’une part, par les créations d’I Masnadieri à Londres et Jérusalem à Paris et, d’autre part, par la composition de Macbeth, oublie ce malheureux corsaire ! Pressé par Lucca, il se met à l’ouvrage, fin 1847, et boucle en deux mois sa partition, sans même jamais faire reprendre une ligne du livret au pourtant dévoué Piave ! Abandonnant l’exploitation de son œuvre à l’éditeur milanais, il n’oubliera pas cependant de lui réclamer les douze cents napoléons qui lui étaient dus mais n’assistera même pas à la création au Teatro Grande de Trieste, un four total retiré de l’affiche après la troisième représentation !
Verdi n’aimait-il donc pas son Corsaro ? Pas facile à dire ! En effet, comme l’excellent musicologue Roland Mancini aime à le rappeler, le musicien, dans sa correspondance, prodigue de nombreux conseils vocaux à l’interprète de Gulnara, la fameuse Marianna Barbieri-Nini (créatrice de Lucrezia dans Foscari puis de Lady Macbeth !). De même, et cela mérite attention, on trouve pour la première fois avec cet ouvrage une action recentrée et plus intimiste que dans la plupart des œuvres de la période, davantage fertiles en souffle risorgimental !
Enfin, il est tout de même important de remarquer que le séducteur des salons européens qu’était alors Verdi, dans l’amorce de sa relation avec Giuseppina Strepponi, était régulièrement la proie de dépressions qui ne pouvaient totalement lui rendre indifférents le personnage de Conrad (Corrado dans l’opéra), héros-type byronien, ténébreux et amer, dont le cœur demeure solitaire.
Une excitante version de concert
Si l’environnement du bicentenaire de la naissance de Verdi, en 2013, avait permis de revoir quelques productions scéniques du Corsaro, des souvenirs plus lointains nous ramènent aux arènes de Nîmes où, en juillet 1986, l’ouvrage fut crée en France, avec en tête de pont le vaillant Giorgio Lamberti en Corrado, un rôle auquel il était associé depuis que l’ouvrage était reprogrammé au XXe siècle (à Venise puis Francfort, ce dont témoigne un beau « live » de 1971 qui permet en particulier d’entendre la Medora somptueuse de Katia Ricciarelli, soprano angelicato idéale dans ce rôle et peu égalée depuis…).
Comme on pouvait s’en douter, la version de concert monégasque (assez idéale pour un ouvrage au livret qui est tout de même loin d’être du meilleur Piave !) permet d’entendre un orchestre philharmonique au souffle épique sous la baguette amoureuse pour ce répertoire de Massimo Zanetti et des chœurs de Stefano Visconti – souvent masculins ici – qui, sans se voir gratifiés de morceaux d’anthologie comme dans d’autres Verdi de jeunesse, sont attentifs à la cohérence générale d’ensemble. Il serait injuste de passer sous silence dans cette partition jugée trop souvent comme mineure quelques moments musicaux de belle facture, tels que la brève tempête de l’ouverture, le trio final et, surtout, le violoncelle particulièrement inspiré lors de la scène de la prison de Corrado.
Pour défendre cet ouvrage, il faut à tout prix disposer de chanteurs rompus à l’art du slancio verdien, à la technique irréprochable et aux variations nuancées dans les reprises (nombreuses ici puisque la partition ne subit pas de coupures). Globalement, le plateau réunit donne le meilleur de lui-même et permet d’entendre quelques grands moments de bel canto romantique. Si la Medora de la soprano moldave Irina Lungu ne dispose pas véritablement de l’aigu aérien et diaphane ni du chant orné indispensables aux splendeurs de l’air « Egli non riede ancora », sans doute le plus connu de la partition, elle compense ses manques par une belle sensibilité et une urgence dramatique de situation dans l’émouvant trio final. Écrit pour un spinto d’agilité, Gulnara trouve en Roberta Mantegna, depuis déjà quelques années, une interprète à sa mesure, celle d’un rôle aux écarts d’octaves et aux contre-ut meurtriers. Brillante de bout en bout, la jeune soprano palermitaine est aujourd’hui l’une des plus authentiques voix verdiennes de la péninsule : le public ne s’y trompe pas et lui fait un triomphe à l’applaudimètre.
À côté des performances superlatives de In-Sung Sim (Giovanni) et Maurizio Pace (Aga Selimo) dans des rôles secondaires, le Seid du baryton polonais Artur Rucinski inscrit ses pas dans ceux d’un Renato Bruson, parfait titulaire du rôle : le legato, parfaitement maîtrisé, et l’art de la vocalise dans la périlleuse cabalette du troisième acte « S’avvicina il tuo momento » permettent ici de s’envoler vers des sommets.
Il serait malvenu de reprocher au Corrado de Giorgio Berrugi, un chant parfois trop ouvert dans la partie aiguë. Vaillant de bout en bout, ce ténor à l’émission centrale est également capable de belles modulations, délivrant un «Eccomi prigionero » nuancé et émouvant.
S’il ne fallait retenir qu’un seul air pour plaider en faveur de cet ouvrage trop oublié, ce serait sans doute celui-ci, tout rempli d’une mélancolie romantique parfaitement verdienne.
Pour (re)découvrir Il Corsaro, n’oubliez pas de jeter une oreille à la toute nouvelle intégrale de l’œuvre dirigée par Fabio Biondi et chroniquée récemment dans nos colonnes !
Corrado : Giorgio Berrugi
Seid : Artur Rucinski
Giovanni : In-Sung Sim
Selimo : Maurizio Pace
Un eunuque : Lorenzo Caltagirone
Un esclave : Domenico Cappuccio
Medora : Irina Lungu
Gulnara : Roberta Mantegna
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo (dir. Stefano Visconti), Orchestre Philharmonique de Nice, dir. Massimo Zanetti
Il Corsaro
Melodramma tragico en trois actes de Giuseppe Verdi (1813-1901), livret de Francesco Maria Piave (1810-1876) d’après le poème homonyme de Lord Byron, créé au Teatro Grande, Trieste, 25 octobre 1848.
Concert du dimanche 12 décembre 2021, Opéra de Monte-Carlo (Auditorium Rainier III)