Karita Mattila et l’Orchestre Philharmonique de Radio France, dirigés par Mikko Franck, subjuguent à l’ombre de la mort.
Sans doute me trouverez-vous exagérément marqué par le contexte anxiogène du moment en choisissant un tel titre mais le concert du vendredi 7 janvier à l’Auditorium de Radio France réunissait trois œuvres sur laquelle plane l’ombre de la mort. Il commençait par la Sonate pour violon et violoncelle de Ravel (1922), marquée par le décès de sa mère en 1917 et l’expérience dévastatrice du front, dont le premier mouvement est conçu à l’origine pour faire partie d’un Tombeau de Claude Debussy, décédé en mars 1918. Il était suivi de l’exécution par la soprano Karita Mattila des Chants et Danses de la Mort de Moussorgski (titre suffisamment explicite) orchestrés par Chostakovitch et des Tableaux d’une exposition du même Moussorgski, orchestrés par Ravel. Inspirés par les tableaux de son ami Viktor Hartmann, dont le décès brutal secoue Moussorgski, on y passe sans transition du « Marché de Limoges » trépidant de vie au sinistre choral des cors et des trombones en longues tenues pour les « Catacombes (Sepulchrum Romanum) » dont l’Andante non troppo, con lamento qui suit et varie le thème fédérateur de la Promenade, est intitulé Cum Mortuis in lingua mortua. D’autre part, Karita Mattila, soliste de ce concert, avait délibérément choisi d’incarner la Mort qui interpelle chacun des personnages mis en scène dans les quatre pièces du cycle vocal de Moussorgski. Vêtue d’une longue tunique plissée rouge qui soulignait sa haute taille, les épaules nues, une étole de satin rouge autour du cou, son maquillage accentuait le creux de ses orbites et sa coiffure savamment ébouriffée lui faisait comme une crinière blanche : c’était la Mort Rouge du conte d’Edgar Poe illustré par Enki Bilal.
La Sonate de Ravel était interprétée par Ji-Yoon Park, violon super-soliste de l’Orchestre Philarmonique de Radio France et Nadine Pierre, violoncelle solo de ce même orchestre et elles se sont efforcées de tisser les timbres de leurs instruments, parfois à égalité, parfois l’un accompagnant l’autre et vice et versa. Dans cette œuvre, Ravel est à la fois douloureux, sarcastique et tendre, avec le thème de berceuse et les septièmes anguleuses du premier mouvement, quasi mécaniste dans les pizzicati du scherzo, désespéré et rageur dans le mouvement Lent, âpre et vibrionnant dans le Finale, imposant au violoncelle des tessitures de ténor aiguës, refusant à son public comme à ses interprètes le charme séducteur de son Trio ou son Quatuor. Dommage que des problèmes techniques aient forcé Nadine Pierre à interrompre le premier mouvement alors que leur duo avait réussi à créer le climat si particulier d’une œuvre sans concession dont elles ont su montrer la complexité et les beautés.
La prestation de Karita Mattila fut elle aussi tout en nuances, chose que ne présageait guère son costume de scène. Mais la Mort de Moussorgski dans la « Berceuse » et la « Sérénade » qui ouvrent le cycle ressemble beaucoup à celle, séductrice, tendre et rassurante de Schubert. Pour ce que l’on peut considérer comme sa prise de rôle, Karita Mattila, hiératique alors, toute d’intensité contenue, a été parfois à la limite de l’audible dans ses nuances pianissimo, toujours maîtrisées, jamais détimbrées, sans graves exagérément poitrinés. Elle a réservé ses coups d’éclats et ses aigus claironnants et fermes au « Trépak » où elle enlace un paysan ivre et au « Chef d’armée », la pièce qui clôt le cycle, faisant vivre ces personnages et leurs émotions : ce n’est pas pour rien qu’elle chante surtout l’opéra. En bis, la diva (son deuxième rôle ce soir-là) et l’orchestre nous ont offert « une mélodie finlandaise », Mattila dixit, au lyrisme quasi straussien, qui pourrait être une de ces mélodies de Sibélius dont elle a préparé un programme avec le chef et compositeur Jaakko Kuusisto. Là aussi elle fut parfaite.
Le concert se terminait par ces Tableaux d’une exposition dans l’orchestration de Ravel, dont la Sonate me semble parfois avoir été marquée par l’écriture de Moussorgski. C’est toujours une joie d’entendre cette œuvre avec cette suite de miniatures aux climats contrastés où Ravel, privé d’orchestre depuis Daphnis et Chloé (1912) et La valse (1920), se plait à détailler chaque tableau avec une science de l’orchestre qui culmine plus tard dans le Boléro de 1928. Il offre à chaque pupitre un défi, et sa récompense implicite. On pense à la trompette solo qui s’empare du thème de la Promenade et à ses notes répétées et ses appogiatures tremblantes pour caractériser le pauvre juif Schmuyle dans « Samuel Goldenberg et Schmuyle », ou à la belle mélodie du saxophone alto mélancolique pour « Il Vecchio Castello » ou encore aux cors et aux trombones alternés dans « Catacombes ». Mikko Franck a justement fait saluer ces solistes qui ont assuré leur partie avec élégance. Il a insufflé à l’Orchestre Philharmonique de Radio France l’énergie et obtenu de lui la délicatesse que demandent ces pièces. Il a notamment accordé son attention au thème de la Promenade dont les variations représentent les réactions du visiteur devant ces tableaux, en particulier à celle, très belle avec ses arpèges de harpes, qui mène des profondeurs des « Catacombes » à la trépidante « Cabane sur des pattes de poule » et à la grandiose « Grande Porte de Kiev », apothéose et affirmation d’un principe vital. C’est à regret que le public a dû laisser partir l’orchestre, soumis aux restrictions sanitaires : il en aurait bien pris un bis.
Pour écouter ce concert sur France Musique, c’est ici.
Ji-Yoon Park, violon
Nadine Pierre, violoncelle
Karita Mattila, soprano
Orchestre Philarmonique de Radio France
Mikko Franck, direction
Maurice Ravel
Sonate pour violon et violoncelle (1922)
Modeste Moussorgski
Chants et Danses de la Mort (orchestration Dmitri Chostakovitch)
Tableaux d’une exposition (orchestration de Maurice Ravel)
Paris, Auditorium de Radio France, vendredi 7 janvier 2022, 20h.