Opéra de Versailles : Orfeo, c’est moi !
Après avoir enregistré « sa » vison de l’Orfeo de Monteverdi [1], Emiliano Gonzalez Toro est en tournée avec son ensemble Il Gemelli. Cette semaine de janvier, après Lyon et Genève (et plus en amont, Tours et ses fameux Concerts d’automne), ils étaient de passage à l’opéra de Versailles et nous offraient une soirée d’une très grande intensité dramatique. Le spectacle est rodé, millimétré – et pourtant réinventé.
La réussite de cette soirée tient en partie au choix de faire s’enchaîner le prologue et les cinq actes. Pas d’entracte superflu, pas de temps mort : seulement le drame, qui nous tint en haleine, tous les chanteurs étant investis dans la moindre note.
Dès l’ouverture en blason sonore, le ton était donné : un orchestre charnu, coloré, impliqué avec des cuivres particulièrement sombres, nous amenant déjà aux portes des enfers. Les sacqueboutes tonnaient, les instruments resplendissaient, la fête musicale commençait sous de beaux auspices. Et l’annonce inaugurale de la Musique venue introduire la tragédie nous entrainait d’emblée vers des contrées bienheureuses par le truchement de la voix souple, fraiche d’Alicia Amo – qui ensuite chantait Eurydice de façon aussi joyeuse que bouleversante. Son incarnation du personnage de la Musique jouait sur le plus précieux ressort : le silence, qui entretient le suspens musical et rend ensuite la luxuriance de l’orchestre encore plus magique lors des reprises de la célèbre ritournelle.
Précisons toutefois que, contrairement à ce qu’indique le programme, la direction n’est pas assurée sur scène par Emiliano Gonzalez Toro (c’est lui qui a préparé le travail en amont) mais, depuis l’orgue positif, par Violaine Cochard qui entraîne les musiciens avec fougue, lesquels se regardent, s’écoutent, toujours attentifs et complices, à commencer par le violon expressif de Stéphanie Paulet.
De fête, il est bien question dans ce premier acte, celle de la noce d’Orphée et Eurydice. Bergers et bergères animent avec un entrain joyeux ce jour de liesse. Là comme ensuite, les voix des deux ténors Mathias Vidal et Juan Sancho font merveille, tout comme celles des quatre femmes. Et lorsque se mêlent et se répondent les huit voix du choeur, nous sommes dans les jardins de l’Eden musical, avec les bergères touchantes de Pauline Sabatier et Maud Gnidaz.
L’entrée d’Orphée campe d’emblée un personnage humain, heureux de chanter une lumineuse « Rosa del ciel » et un enthousiasmant « Vi ricorda, o broschi ambrosi… ». Puis, tout se gâte dans l’action avec l’arrivée de la sinistre messagère, que la bouleversante Natalie Perez nous rend si proche. Le silence qui suit son récit, là encore, renforce l’impact dramatique de la réaction d’un Orphée sidéré « Tu se’ morta… ». Tout juste peut-on ensuite regretter un commentaire trop expressionniste du chœur qui se lamente, rare moment où la mise en espace, si efficace et subtile, très fluide, est peut-être trop littérale.
L’acte des enfers tient toutes les promesses, par la noirceur des cuivres, les sonorités de la régale (donnée ici par l’un des jeux de l’orgue positif et non par un instrument isolé qui eût donné une couleur encore plus infernale) et par la voix sépulcrale de François Lis, remplaçant au pied levé le Charon initial et donc le seul sur scène avec partition.
À l’exact mitan de cette favola in musica (la fable en musique comme se nomme réellement ce premier opéra historique) se trouve le grand air « Possente spirito », lorsqu’Orphée tente d’amadouer Charon le nautonier. Ne pouvant l’attendrir, le voilà se présentant avec son chant magique et sa lyre, révélant son identité profonde : « Orfeo son io ». C’est LE moment de l’œuvre où le demi-homme si éprouvé redevient le demi-dieu dans son autorité, ce moment décisif où Orphée du langage des émotions passe au chant ornementé des dieux. Le parlar cantando cède la place au cantar di garbo et à ces soixante six notes avec lesquelles Orphée proclame son nom. Moment vocal redoutable qu’Emiliano Gonzalez Toro traversait avec la vaillance souhaitée. Mais cette assertion fut d’autant plus marquante dramatiquement qu’elle s’enchainait à un moment de pure poésie, grâce à la harpe soliste de Marie Domitille Murez.
L’acte suivant voyait l’intervention de Proserpine en avocate d’Orphée auprès de son Pluton de mari (Frédéric Caton à la noirceur abyssale). Chantée par Mathilde Etienne, qui n’est autre que la créatrice de la mise en espace, Proserpine a l’autorité lui permettant d’être triomphante, tout en apportant subtilement un soupçon d’érotisme aux enfers. Très vite, le retournement d’Orphée, qui coûte définitivement la perte d’Eurydice, ouvre d’autres abîmes. Lorsque le dernier acte amène une fin heureuse à la mode néo-platonicienne, Apollon (Fulvio Bettini), le père du demi-dieu, peut le transformer en constellation et chanter l’éloge de la virtu.
Emiliano Gonzalez Toro pense sincèrement être l’incarnation absolue d’Orphée. Couleurs, nuances, attention aux mots et précision implacable de la diction, puissance et engagement total : il en est effectivement un des grands interprètes, avec Furio Zanassi ou Valerio Contaldo – sans oublier le bouleversant Victor Torres de l’enregistrement que signait Gabriel Garrido il y a déjà un quart de siècle [2].
« Orfeo, c’est moi ! » C’est lui. C’est nous, confrontés à la transgression des limites. Pas de doute, Orfeo était bien sur la scène de l’Opéra Royal de Versailles
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[1] 2 CD publiés chez Naïve, enregistrés en 2020
[2] 2 CD publiés chez K617, enregistrés en 1996.
Orphée Emiliano Gonzalez Toro
Berger Mathias Vidal
Berger Juan Sancho
Caron, Berger François Lis
Apollon Fulvio Bettini
Pluton Frédéric Caton
Eurydice, La Musique Alicia Amo
Bergère Pauline Sabatier
Nymphe Maud Gnidaz
Proserpine Mathilde Etienne
Messagère, Espérance Natalie Perez
Ensemble I Gemelli, dir. Emiliano Gonzalez Toro
L’Orfeo, favola in musica
Opéra en 5 actes avec Prologue de Claudio Monteverdi, livret d’Alessandro Striggio, créé à Mantoue, Palazzo Ducale, Accademia degl’Invaghiti, 24 février 1607.
Opéra Royal de Versailles, concert du 26 janvier 2022