Assister à un opéra en version de concert reste une expérience curieuse : sans décors, sans costumes, sans direction de chanteurs, comment appréhender cette bizarrerie qui, en somme, prend le contre-pied d’une bonne partie des intentions du compositeur, qui n’écrit jamais d’opéra sans l’envisager sur scène ? Ce dimanche à Lyon, la bizarrerie était redoublée par le choix de donner « simplement » l’acte II de Tristan und Isolde, sorte d’opéra dans l’opéra qui, certes, enclot le plus long duo d’amour de l’histoire de l’art lyrique, mais pour autant ne peut revendiquer une autonomie dramatique dans l’économie de l’œuvre. Avant le grand duo : la mise en garde de Brangäne, suivante d’Isolde qui lui enjoint de se méfier de Mélot, l’ami sournois de Tristan ; après le duo : l’irruption du roi Marke et la double révélation d’une trahison, celle du roi par Tristan et celle de Tristan par Mélot ; enfin le duel fatal par lequel Tristan accomplit sa part du pacte de mort avec Isolde. Plus qu’un engrenage dans la mécanique inexorable du fatum tristanesque, le spectacle d’hier se présentait comme un arrêt sur image – l’exhibition d’un organe vital privé de son influx sanguin. Pari risqué, donc.
La demi-réussite de cette après-midi wagnérienne tient en grande partie à ce choix de tronquer l’opéra et, ce faisant, de priver les chanteurs du temps nécessaire à la construction de leur personnage – dans l’esprit comme dans la voix. Animé par un Daniele Rustioni volubile et impliqué, l’orchestre de l’Opéra de Lyon – dont les cordes ont eu le temps de se chauffer dans des Métamorphoses de Strauss un brin anecdotiques – fait d’emblée entendre une énergie et un sens poétique séduisants, mais son volume sonore dresse un obstacle qu’Ausrine Stundyte, en Isolde, peine à franchir. Constat surprenant, quand on se rappelle l’Elektra tétanisante du dernier Festival de Salzbourg… Si la soprano lituanienne compense par un investissement scénique immédiat, son duo initial avec Tanja Ariane Baumgartner montre la mezzo plus à son aise dans la projection. Quelques minutes lui suffisent pour camper une Brangäne angoissée, fragile, rongée par la culpabilité. Michael Spyres, plus ténor que « bary » pour l’occasion, franchit sans difficulté le mur du son, mais son timbre que l’on a tant apprécié dans ses récitals se révèle ici assez avare de couleurs. Portés par un orchestre incandescent, le couple montre heureusement une belle complicité, malgré les quelques mètres qui séparent leur pupitre. Le frisson est immanquablement au rendez-vous lorsque arrive le sublime « O sink hernieder, Nacht der Liebe… » et l’on se prend à imaginer – à espérer ? – Spyres et Stundyte à l’affiche d’un futur Tristan, complet celui-là. Mais la belle surprise de ce concert, c’est le roi Marke de la basse autrichienne Stefan Cerny qui nous l’apporte. Beauté du timbre, sûreté de la projection, noblesse du phrasé : tout est en place, d’emblée, pour livrer un « Mir dies ? Dies, Tristan, mir ? » d’anthologie, subtil dosage de déception, de chagrin, de honte et de colère où Wagner a condensé toute l’humanité du roi trahi. Cerny volerait presque la vedette à ses partenaires…
Après le Ring Ohne Worte concocté jadis par Lorin Maazel, les innombrables highlights et autre montages bancals (le Prélude et la Bacchanale – avec ou sans chœur – de Tannhäuser, le Prélude de l’Acte I enchaîné à l’Isoldes Liebstod – chantée ou non – de Tristan und Isolde) , l’opéra wagnérien continue de se montrer rétif aux tronçonnages en tout genre. Et si le meilleur digest de Tristan und Isolde restait les Wesendonck-Lieder ?
Tristan : Michael Spyres
Isolde : Ausrine Stundyte
Brangäne : Tanja Ariane Baumgartner
Le Roi Marke : Stefan Cerny
Merlot : Rupert Charlesworth
Kurwenal : Lukas Zeman
Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction Daniele Rustioni
TRISTAN UND ISOLDE (acte II)
Richard Wagner (1813-1883)
Livret du compositeur
Créé au Théâtre Royal de la cour de Bavière, Munich, le 10 juin 1865.
METAMORPHOSEN (1945)
Richard Strauss (1864-1949)
Crée au Collegium Musicum de Zurich le 25 janvier 1946
Opéra de Lyon, concert du dimanche 13 février, 16h