Avec ce concert, l’ensemble de polyphonie vocale issu des Arts Florissants et dirigé par Paul Agnew, clôt son projet musical consacré à l’œuvre madrigalesque de Carlo Gesualdo, prince de Venosa (Venosa, près de Foggia, 1566 – Gesualdo, près de Avellino, 1613).
Gesualdo publie ses deux derniers livres de madrigaux (le cinquième et le sixième) en 1611. Il ne lui reste que deux ans à vivre. Ces deux recueils – avec les Responsoria … Hebdomadae Sanctae, qui datent de la même année – s’ils pourraient être compris (comme on le dit parfois emphatiquement) comme le testament spirituel du compositeur, n’en demeurent pas moins le niveau plus mûr et avancé de ses idées sur la composition. Gesualdo y reste fidèle à la forme traditionnelle a cappella à 5 voix typique du genre madrigal à la seconde moitié du XVIe siècle. Là où il se démarque de ses contemporains c’est dans l’utilisation soutenue, hyper-développée, du chromatisme, des dissonances et des frictions harmoniques, toujours soumis à l’expression exigée par des textes en parfaite cohérence avec les dogmes du madrigal poétique. Ses madrigaux reposent et se nourrissent alors d’antithèses, de contrastes, d’oppositions d’idées, d’oxymores verbaux, le tout créant un clair-obscur sémantique et une rhétorique conceptuelle particulièrement denses, qui offrent matière à un enchaînement infini de – of course ! – madrigalismes. Dans les 23 madrigaux qui composent ce sixième livre et qui ont fait l’objet du concert, Gesualdo pousse son écriture aux limites du concevable par le public de son époque, encore en grande partie composé d’amateurs avisés, aristocrates ou membres des classes privilégiées : il y propose de véritables clashs harmoniques, un chromatisme érigé en principe compositionnel et pas seulement expressif, et une interprétation, fragmentée dans toutes les voix, des madrigalismes issus de la tradition ou inventés par lui-même. L’extrême nouveauté de cette conception musicale, raison ultime aussi de l’extrême difficulté interprétative de ses compositions, est sans doute à l’origine de sa volonté de faire venir dans son château de Gesualdo l’imprimeur Giovan Giacomo Carlino, au lieu de faire imprimer ces œuvres directement à Naples, dans l’atelier de celui-ci : le prince-compositeur aurait donc voulu surveiller toutes les phases de la publication afin d’éviter que sa musique – tellement hors du style ordinaire – ne fusse corrigée arbitrairement au moment de l’impression. Et ce sont également les recherches expressives de Gesualdo et son anticonformisme musical – qui semblent vouloir dédaigner toute facilité et tout intérêt commercial propres au genre du madrigal – qui expliquent pourquoi il est devenu pour des compositeurs du XXe siècle l’objet d’une véritable vénération, de Stravinsky (notamment avec son Monumentum pro Gesualdo), à Bruno Maderna et Luigi Nono.
L’exécution du livre gesualdien a été précédée par la très fine Music divine de Thomas Thomkins (tirée des Songs of 3. 4. 5. and 6. parts – Londres, 1622), et par deux madrigaux (Occhi, un tempo mia vita ; Misero, che farò ?) du très peu connu Ettore Della Marra, actif à la petit cour du prince de Venosa.
L’ensemble vocal des Arts Florissants – composé du quatuor vocal traditionnel (soprano, contralto, ténor et basse) auquel s’ajoute une quinta pars pouvant être une voix soit de soprano soit de ténor – nous a offert une interprétation extraordinaire, conforme au niveau très élevé auquel il nous a habitués pour ce type de répertoire. Soulignons en particulier leur diction impeccable, la parfaite cohésion et équilibre entre les voix, la solidité adamantine des attaques – même quand les voix chantent des harmonies très dures – et enfin une gestion des agogiques et des dynamiques cohérente avec le sens intime des paroles chantées. Ce formidable ensemble est devenu dans l’espace d’un peu plus d’une dizaine d’années une véritable référence pour ce répertoire, qui demande une rarissime entente et un accord parfait des 5 solistes, de la même manière que dans les années 1990 et 2000 l’avait été l’ensemble La Venexiana fondé par le regretté Claudio Cavina.
La salle des concerts de la Philharmonie était pratiquement pleine, et le public, enthousiaste, a salué les artistes avec une très longue série d’applaudissements, qui se sont néanmoins avérés incapables de leur arracher un bis.
Les Arts Florissants
Paul Agnew, direction, ténor
Miriam Allan, soprano
Hannah Morrison, soprano
Mélodie Ruvio, contralto
Sean Clayton, ténor
Edward Grint, basse
Thomas Tomkins
Music divine (Songs of 3. 4. 5. and 6. parts)
Ettore Della Marra
Occhi un tempo mia vita
Misero, che farò ?
Scipione Lacorcia
Io t’amo, anima mia
Mentre picciolo ferro
Carlo Gesualdo
Madrigaux (Livre 6) 1-7
Madrigaux (Livre 6) ,8-23
Salle des concerts – Cité de la musique, Paris
Concert du jeudi 10 février 2002, 20h30