Radio France – Des femmes qui composent comme des mecs
Le « Philar » et Radio France rendent hommage à quatre compositrices, dont trois françaises.
Jeudi 18 février dernier, l’Église catholique fêtait Sainte Bernadette, le vulgum pecus affrontait sa première grève massive de la RATP de l’année, et le Philharmonique de Radio France, son chef Mikko Franck et le Trio Sōra, un des rares trios composé exclusivement de femmes, présentaient les œuvres de quatre compositrices, suite à la défection de la mezzo-soprano Marianne Crebassa, souffrante. Le programme ainsi modifié comprenait ce qui pour beaucoup d’auditeurs fut la découverte de compositrices dont les noms figurent uniquement dans les histoires de la musique les plus complètes (notamment dans Les Compositrices en France au XIXe siècle de Florence Launay) et rarement aux programmes des concerts. Les quatre mouvements de la suite tirée du ballet Callirhoë de Cécile Chaminade (1857-1944) précédaient le triple concerto pour piano, violon, violoncelle et orchestre « When I too long have looked upon your face » de la Canadienne Kelly-Marie Murphy (1964-), présente dans la salle pour cette création mondiale de cette commande de Radio France/Borletti Buitoni Trust/Pro Quartet-CEMCC. Le Trio Sōra revenait pour le diptyque Soir-Matin, op. 76 de Mel Bonis (1858-1937). Quant au trio D’un matin de printemps de Lili Boulanger (1893-1918), sœur de la grande Nadia et premier Premier Grand Prix de Rome de l’histoire, il était suivi, ironie de la programmation, de La Valse de Maurice Ravel, un des plus célèbres recalés du Prix.
Assez curieusement, ce programme établi au pied levé ne donnait pas l’impression de disparate. Par-delà l’entracte, Cécile Chaminade répondait à Mel Bonis, parfaitement contemporaine, et les aspérités et les inquiétudes de Lili Boulanger trouvaient leur prolongement chez Kelly-Marie Murphy. La musique des deux premières est indubitablement estampillée « musique française », et de la meilleure, avec des tournures mélodiques et harmoniques qui font penser à Bizet, Lalo et Chabrier pour Chaminade, et à Fauré pour Mel Bonis. Le « Philar » et Mikko Frank se sont fait plaisir à jouer la partition chatoyante de Chaminade, d’une belle facture, qui conjugue charme, force et invention. Comme le précisait Benjamin François qui présentait le concert, l’œuvre, comme les grandes partitions de ballet du répertoire, se suffit à elle-même au concert. Alors, à quand une exécution dans ces murs de Namouna de Lalo ou de Cydalise et le Chèvre-pied de Gabriel Pierné, deux chefs-d’œuvre français du genre ?
L’entrée en scène du Trio Sōra en tailleur pantalon rouge orangé pour le triple concerto de Kelly-Marie Murphy en ensemble vert d’eau constituait l’affirmation tranquille d’une féminité revendiquée en accord avec les œuvres au programme. Le concerto est fondé sur le Sonnet VII de la poétesse américaine et dramaturge féministe Edna St Vincent Millay (1892-1950), première lauréate du Pulitzer Prize for Poetry en 1923, et saisit aussi bien sa personnalité de femme libre engagée que trois moments du sonnet dans ses trois mouvements. La compositrice est bien connue au Canada où elle a écrit plusieurs œuvres pour des orchestres symphoniques et des ensembles du pays. Difficile de dire à la première écoute ce qui fait la force de l’œuvre, hommage à la fois à Beethoven par sa forme et à Stravinsky et Bartók par certaines de ses harmonies et de ses procédés d’ostinato : une partition d’une grande qualité qui construit trois climats contrastés et possède une puissance d’évocation et une maîtrise de l’orchestre certaines. Le Trio Sōra, dont le premier disque consacré aux trios de Beethoven a été encensé par la critique, est déjà familier de la musique de Kelly-Marie Murphy et a enregistré pour France Musique son trio « Give me phoenix wings to fly ». Elles revendiquent sa nature de trio constitué plutôt que de solistes jouant en trio et elles ont su partager avec le public leur complicité et le plaisir éprouvé à défendre les œuvres de ces compositrices oubliées dont elles n’offraient qu’une vision limitée de leurs talents. À nous d’aller explorer plus avant leur répertoire.
Rien que par sa masse orchestrale, le contraste avec La Valse de Ravel fut saisissant. L’interprétation de Mikko Franck donnait la preuve de sa connivence parfaite avec son orchestre dans l’exécution de cette joute érotique en plusieurs vagues, calée sur trois temps imperturbables et ponctuée des éructations du double basson (déjà présent dans la valse très policée des Entretiens de la Belle et la Bête), où Ravel révèle sa modernité machiniste comme dans le Presto final du Concerto en Sol. Évocation du cataclysme qui s’était abattu sur l’Europe ou péroraison éjaculatoire, proche en cela de son Boléro hypnotique, ce « tourbillon fantastique et fatal », comme l’écrivait Ravel, a déchainé les applaudissements enthousiastes de la salle.
Orchestre Philarmonique de Radio France,
Mikko Franck, direction
Trio Sōra
Maison de la radio et de la Musique, Auditorium, paris
Concert du vendredi 18 février 2022, 20h
Cécile Chaminade (1857-1944)
Suite du ballet Callirhoë
Kelly-Marie Murphy (1964-)
« When I too long have looked upon your face », triple concerto pour piano, violon, violoncelle et orchestre
Mel Bonis (1858-1937)
Soir-Matin, op. 76
Lili Boulanger (1893-1918)
D’un matin de printemps
Maurice Ravel (1875-1937)
La Valse