Le San Carlo de Naples offre à Sondra Radvanovsky la possibilité d'interpréter les pages majeures de trois chefs-d'œuvre de Donizetti (Anna Bolena, Maria Stuarda, Roberto Devereux) : un répertoire où, plus encore que dans Verdi ou Puccini, la soprano canadienne règne (quasi) sans rivales...
Une performance
Il est frappant de constater qu’un concert sobrement mis en espace ait une force dramatique supérieure à de lourdes et couteuses mises en scène. La soprano canadienne Sondra Radvanovsky donnait deux concerts au Teatro San Carlo, au moment où la scène napolitaine programmait une série de représentations d’Aida. La comparaison ne plaide guère en faveur de la production de Mauro Bolognini. Le titre choisi, Tre Regine, en référence aux héroïnes des opéras de Donizetti, Anna Bolena, Maria Stuarda et Elisabetta, n’est pas usurpé, tant le spectateur croit assister à la représentation d’une seule et même œuvre qui réunirait les trois reines dans un crescendo belcantiste de plus en plus halluciné. Le spectacle culmine avec une Reine Vierge spectrale vêtue d’une étrange robe blanche à paniers dessinée par Paloma Picasso.
© L. Romano
Évoquer le talent tant dramatique que vocal de Sondra Radvanovsky paraît bien faible. Loin d’une virtuosité facile, la soprano canadienne parvient à une puissance d’incarnation impressionnante et semble faire vivre trois facettes d’une même personnalité. La performance – qui n’a rien du récital – est d’autant plus remarquable lorsque l’on songe à ce qui sépare une Anna Bolena, encore proche de Lucia, d’une Elisabetta.
Chacun des finales de la trilogie Tudor de Donizetti est précédé de l’ouverture de l’œuvre. Le chef lombard Riccardo Frizza, qui excelle dans le répertoire romantique et dirige le festival Donizetti de Bergame, tire de l’orchestre du Teatro San Carlo toutes les nuances nécessaires pour créer une atmosphère qui associe la douceur de la déploration à la violence des passions et des visions royales.
Il souligne par ailleurs les dialogues entre les protagonistes, notamment dans le finale de Maria Stuarda. Les solistes sont d’une grande homogénéité. Distinguons la mezzo Caterina Piva, membre de l’Académie du Teatro alla Scala, qui fait ses débuts au San Carlo et qui incarne une très convaincante nourrice dans Maria Stuarda. Les chœurs du San Carlo, préparés par José Luis Basso, sont absolument superbes de délicatesse et contribuent grandement au pathétique alors que les victimes expiatoires que sont Anna Bolena, puis Maria Stuarda, entrent en scène.
© L. Romano
Anna, Maria, Elisabetta
Le voyage qui nous est proposé débute avec le finale d’Anna Bolena. Tout commence avec le chœur de femmes dont le grand raffinement vocal met en scène le malheur de la souveraine et installe un climat de déploration. Sondra Radvanovsky campe alors une Anna Bolena proche de Lucia dans le cantabile Al dolce guidami. Son timbre profond, sa projection et son agilité vocale incarnent immédiatement une souveraine déchue fort agitée et tourmentée. Ces caractéristiques ne cesseront d’être mobilisées et déclinées tout au long de la soirée. Passant aisément d’un registre à un autre, Sondra Radvanovsky est cependant, il faut le redire, au-delà de toute virtuosité. Un grimaçant Tacete… cessate prépare la cabalette finale Coppia iniqua où la soprano canadienne, saisissante, semble désigner d’un doigt accusateur deux ombres parmi le public.
Alors que Donizetti enseigne au Conservatoire de Naples, Maria Stuarda est créé au San Carlo sous le titre de Buondelmonte. Roberto Devereux connaîtra de même une création napolitaine.
L’ambiance est différente de la scène précédente : le chœur (Vedeste? – Vedemmo…), désignant le billot et la hache, est plus solennel et majestueux, mais ce qui frappe, c’est le dialogue instauré entre la vittima et ses proches et nous ne sommes pas loin d’une sorte de polyphonie. L’échange entre la vittima regia et Anna Kennedy, sa nourrice, mêle et oppose deux voix certes fort différentes, mais qui s’équilibrent : la voix chaude et profonde de Sondra Radvanovsky n’écrase nullement ses partenaires et le spectacle n’en est que plus intense dans une sorte d’anti-lyrisme qui débouche sur la mort glorieuse, voire sanctifiée (Ah ! se un giorno da queste ritorte) d’une héroïne traitée en criminelle par l’inflexible Guglielmo Cecil (le baryton Sergio Vitale).
Le finale de Roberto Devereux constitue le sommet de cette représentation. Il semble offrir la fusion entre le lyrisme d’Anna Bolena et la théâtralité de Maria Stuarda. C’est une reine hallucinée, déjà morte, qui oscille entre jalousie et douleur, qu’incarne Sondra Radvanovsky. La vision sanglante commence avec l’effrayante cabalette Quel sangue versato. La souveraine, dans un mouvement accusateur, paraît faire de Sara et de Nottingham un autre coppia iniqua. Mais lorsque le chœur répond qu’une reine ne vit pas pour elle-même (chi regna, lo sai, non vive per sé), l’opéra s’achève alors par l’un des moments les plus impressionnants de la scène romantique. La soprano canadienne, martelant les syllabes, se mue véritablement en une héroïne prisonnière de ses visions. Sondra Radvanovsky – Elisabetta, face à elle-même, face à son amour, face à l’Histoire, a définitivement choisi cette autre scène… celle dont un Gérard de Nerval, ou Donizetti lui-même, ne reviendront pas.
© L. Romano
Anna Bolena, Maria Stuarda, Elisabetta I : Sondra Radvanovsky
Sir Hervey, Lord Cecil : Edoardo Milletti
Lord Rochefort, Giorgio Talbot : Antonio Di Matteo
Riccardo Percy, Roberto : Giulio Pellligra
Smeton : Martina Belli
Anna Kennedy, Sara : Caterina Piva
Guglielmo Cecil, Il Duca di Nottingham : Sergio Vitale
Orchestre et chœur du Teatro di San Carlo, dir Riccardo Frizza
ANNA BOLENA (1830)
Livret de Felice Romani
Ouverture
Finale
MARIA STUARDA (1835)
Livret de Giuseppe Bardari
Ouverture
Acte II, Scène 3
ROBERTO DEVEREUX (1838)
Livret de Salvadore Cammarano
Ouverture
Acte III, Scène 2
Concert du 22 février 2022, Teatro San Carlo (Naples)