Ce fut un choc ! Une redécouverte pour la recréation d’un opéra totalement oublié, plus oratorio par la forme d’ailleurs, mais musicalement passionnant et superbe.
Qui connait Luigi Manza (ou Mancia) ? Il n’y en a aucune trace discographique, malgré un catalogue impressionnant. Né à Venise, voilà un drôle de compositeur aux dates incertaines, qui varient selon les sources. Faisons confiance au programme qui propose 1657-1719. Manza passa par Rome, Hanovre, Naples, Londres ou Venise et Brescia… Voilà un itinéraire européen pour cette formidable redécouverte qui ouvrait les dixièmes « Journées européennes de musique ancienne ».
Le manuscrit provient d’une découverte dans le fonds ancien de la Bibliothèque Municipale de Lyon. Seuls la date de 1713 et le nom « Da Mancia » y étaient apposés comme une invitation à redécouvrir l’histoire de la musique, l’ensemble de la partition restant sans titre [1]. Après plusieurs recherches, le musicologue Marco Bizzarini de l’Université de Naples, spécialiste de la musique italienne ancienne et baroque, a pu établir qu’il s’agissait bien de la copie d’un oratorio oublié de Luigi Da Mancia, probablement créé pour le Carême à Modène en 1698. Aucun autre manuscrit de l’oeuvre n’a été retrouvé à ce jour. En comparant la partition à d’autres ouvrages connus de Mancia, Franck-Emmanuel Comte et Marco Bizzarini ont reconnu un style identique. L’aventure lancée, c’est cet oratorio, rebaptisé pour l’occasion Il Paradiso perduto qui attira, ce lundi, un nombreux public, enthousiasmé par ce qu’il découvrait [2] : rien moins qu’un « péplum biblique avec des personnages de théâtre » comme l’indiquait le programme disponible grâce à un flashcode. Ainsi, après Falvetti et son Diluvio universale de 1682, redécouvert en 2010 par Leonardo Garcia Alarcon, voici, en 2022, un véritable Paradis retrouvé grâce à Franck-Emmanuel Comte.
À tout seigneur, tout honneur. C’est le chef en personne qui prit la parole pour camper le décor musical de la soirée. Évoquant la personnalité de Manza, Franck-Emmanuel Comte parla aussi du livret bien construit en deux parties (d’abord l’Eden idyllique, jardin d’amour où le serpent
tentateur vient pourrir l’ambiance, puis l’expulsion du Paradis) et de l’organisation instrumentale en un double orchestre où les cordes se taillent la part du lion. Mais avec une attention à la variété instrumentale de chaque moment musical. Ce qui est frappant dès le tout début de l’œuvre et symboliquement dès le premier air d’Adam.
Datant de 1713, la partition donne un formidable aperçu de la maitrise tant instrumentale que vocale à laquelle est parvenu alors Manza. Synthèse de styles et procédés à la mode ? Certes ; mais si l’on entend Vivaldi ici, Caldara là – et quelques autres – c’est bien une imagination personnelle de tous les instants qui rend cette œuvre si proche, riche et bouleversante.
Récitatifs et arias se succèdent, en 53 numéros évoquant le jardin d’Eden et la faute, puis, dans la seconde partie, le courroux de Dieu et l’exode du Paradis perdu. Les airs sont courts – parfois très, parfois agrémentés d’une ritournelle – ce qui ne fait qu’augmenter l’intensité dramatique de l’histoire universelle du pêché originel. Leur structure est le plus souvent liée au classique A/B/A, avec une reprise souvent agrémentée de vocalises en situation. Les mélismes baroques sont au rendez-vous d’une suavité perdue : « Adieu, innocence, plaisirs » chante Eve au comble du désespoir (n°37).
Le pêché originel - Michel-Ange © Marc Dumont
Le Concert de l’Hostel Dieu, magnifiquement préparé et mené par leur chef, a brillé de tous ses feux, tour à tour poétique ou incisif, dramatique ou inventif. Ici, Adrien Pineau, le percussionniste, joue des castagnettes, là du tambourin ou des tambours, manie la machine à vent ou bien la tôle à tonnerre. Deux trompettistes rejoignent les musiciens pour la seconde partie, donnant des sonorités infernales ou triomphales. Les flûtistes ne sont pas en reste passant les unes au hautbois, l’autre au basson. « Diversité, c’est ma devise » aimait à dire La Fontaine. Cela s’applique aussi bien à Manza.
Les trois violoncellistes (Clara Fellmann, Benoît Morel, et Aude Walker-Viry) ont ainsi offert un des plus beaux moments au second acte, en accompagnant de façon si déchirante l’air d’Adam abandonnant l’Eden (n°41). Air aussitôt repris par Eve déplorant « la terreur de (sa) honte », avec un texte légèrement différent et trois flûtes douces remplaçant les violoncelles (n°43). Le procédé intervient à nouveau quelque temps plus tard, avec l’évocation de l’espérance, « douce fille de mes plaintes » (n°49), chantée par Adam, accompagné au violoncelle par Aude Walker Viry (la continuiste très inspirée tout au long du concert). Lui succède la plainte d’Eve, plus sombre (« lumière, fille de mon chagrin, ne me quitte pas », n°51) accompagnée cette fois à l’orgue positif par Caroline Huynh van Xuan [3]. Ce procédé original indique bien en filigrane la façon dont Manza souligne le lien harmonieux qui unit le couple matriciel, chacun s’exprimant avec ses mots et sa sensibilité propres.
Le bémol de la soirée venait du lieu choisi pour ce concert, car l’Auditorium de Lyon se révèle bien trop vaste pour goûter à toutes les subtilités de l’orchestration et surtout pour profiter de voix parfois sous-dimensionnées par rapport à l’acoustique : certains s’en sortaient mieux que d’autres grâce à un volume sonore et une projection plus adéquats. Pourtant, les voix elles-mêmes furent toutes à la hauteur de l’enjeu de cette résurrection. À commencer par celui qui ouvrait le spectacle, Dieu en personne, confié par Manza à un ténor et campé avec vaillance par Fabien Hyon, impressionnant dans sa colère de la seconde partie.
L’incarnation d’Adam par Céline Scheen, tout de rouge vêtue – dont la voix s’ouvrait au cours de la soirée – donnait une grande force expressive à la partition. Eve, en robe verte, n’était pas en reste, poétiquement chantée par Floriane Hasler. Le perfide serpent prenait les noirceurs enjôleuses du timbre de Virgile Ancely, remplaçant au pied levé Salvo Vitale malade. Anna-Vieira Leite campait quant à elle un Ange céleste tout de blanc vêtu.
Mais l’intensité dramatique poussée à son acmé fut atteinte à la fin de la première partie, dévolue à une longue intervention de… la Mort en personne, superbement interprétée par la noire Dagmar Saskova.
Quant aux mots vengeurs d’un Dieu courroucé s’apprêtant à châtier ses créatures, ils résonnaient symboliquement de façon terrible en nos temps atrocement guerriers : « Je fais vibrer mes armes et je veux la vengeance », chanté avec l’appui de trompettes, hautbois et percussions.
Dieu l’assène : « L’homme est poussière et restera poussière. » Le relatif happy end de circonstance prenait alors une portée incantatoire et dérisoire à la fois ; le chœur (des six solistes) chantait « Les pleurs peuvent désarmer la sévérité et retrouver l’amour » .Ou comment rêver retrouver un Paradis à jamais perdu…
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[1] Tout sur cette recherche dans cette petite vidéo : : https://www.facebook.com/leconcert.delhosteldieu/videos/989716738421086/
[2] Le spectacle étant enregistré pour France 3 Région, à ces beaux moments de musique s’ajoutaient quelques éléments de scénographie, avec tapis de fumée et néons verts virant au rouge avec le drame. Mais c’est surtout l’investissement de chacun qui donnait une présence forte aux acteurs d’un drame que l’on pourra heureusement bientôt retrouver en disque chez Aparté.
[3] Or cet air semble avoir très directement inspirer Haendel dans Alcina… Après tout, Haendel est passé par Hanovre où travailla Manza. Air du temps ou emprunt, pour ne pas dire plus ?
Adam : Céline Scheen
Eve : Floriane Hasler
Dieu : Fabien Hyon
Le Serpent : Virgile Ancely
La Mort : Dagmar Saskova
L’Ange : Anna-Vieira Leite
Le Concert de l’Hostel Dieu, Franck-Emmanuel Comte (direction et clavecin)
Il Paradiso perduto (titre original : Oratorio di Adamo)
Opéra en deux parties de Luigi Manza, livret anonyme, créé à Modène en 1698 (?)
Concert du 21 mars 2022, Auditorium de Lyon.