L’Opéra de Paris a profité de la présence de Kent Nagano – qui dirige actuellement un éblouissant A Quiet Place de Bernstein au Palais Garnier – pour offrir au chef américain la possibilité de se produire en concert, à la Philharmonie, avec les forces de l’Opéra. Au programme, Armonica de Jörg Widmann, les Wesendonck Lieder de Wagner et la suite pour orchestre op. 60 Le Bourgeois Gentilhomme de Strauss.
La pièce Armonica de Jörg Widmann, créée en 2007 à Salzbourg sous la direction de Pierre Boulez, fait intervenir le rare armonica de verre (encore parfois orthographié harmonica de verre, même si Benjamin Franklin, l’inventeur de cet instrument, l’avait orthographié sans h, en référence au mot italien armonia), dont les sonorités étranges sont bien connues des lyricophiles : Donizetti avait en effet pensé, dans un premier temps, confier à cet instrument l’accompagnement de la folie de Lucia plutôt qu’à la flûte. L’œuvre, relativement courte, sollicite également, outre l’armonica de verre tenu ce soir par Christa Schönfeldinger, la participation d’un accordéon, dont l’instrumentiste tire des sonorités étranges, caverneuses, évoquant parfois le souffle du vent… Associés au célesta, au piano ou encore à la harpe, ces instruments produisent une matière sonore atypique, et contribuent à la création d’une ambiance tantôt mystique, tantôt étrange, parfois presque angoissante.
© A. Karnaushenko
Sans transition, le concert se poursuit avec le célèbre cycle de mélodies composées par Wagner en l’honneur de Mathilde Wesendonck. L’interprète en est ce soir une mezzo-soprano : Ekaterina Gubanova, chanteuse russe ayant tout récemment marqué les esprits des spectateurs du San Carlo de Naples, par sa belle interprétation d’Amneris mais aussi pour avoir serré dans ses bras la soprano ukrainienne qui interprétait à ses côtés le rôle d’Aida… Le timbre de la chanteuse est opulent et riche de couleurs cuivrées et chaleureuses, qui ne sont pas sans rappeler la voix de l’immense Christa Ludwig. L’attention aux mots est constante, la ligne de chant élégante, la technique pleinement maîtrisée… Pourtant, si l’interprétation force le respect, il manque peut-être un petit quelque chose pour que notre bonheur soit complet
et que les lieder de Wagner délivrent toute leur magie, toute leur puissance poétique… Sans doute une capacité à alléger le timbre et à lui conférer les couleurs diaphanes, éthérées, qu’appellent la fin de Der Engel avec son allusion à l’esprit prenant son envol vers le Ciel, ou encore la seconde strophe de Im Treibhaus et son « süßer Duft », ce « doux parfum » s’exhalant des couronnes de feuillage. En d’autres termes, l’interprétation d’Ekaterina Gubanova, sans jamais sombrer pour autant dans le prosaïsme, reste souvent très incarnée, terrienne, là où l’on souhaiterait parfois tutoyer l’immatériel, l’évanescent. L’interprétation de la mezzo russe n’en demeure pas moins, encore une fois, de toute beauté et vaut à la chanteuse un très bel accueil de la part du public.
Après l’entracte, Kent Nagano propose une lecture élégantissime, à la fois raffinée, théâtrale, drôle, de la trop rare suite op. 60 que Strauss composa à partir des intermèdes qu’il avait imaginés pour Le Bourgeois Gentilhomme de Molière. L’orchestre de l’Opéra offre un véritable festival de couleurs chamarrées et fait preuve d’une précision et d’une musicalité de tous les instants (superbes interventions des premier violon et violoncelle Frédéric Laroque et Aurélien Sabouret !) Ce sera le moment le plus applaudi de ce concert original et enthousiasmant.
Ekaterina Gubanova, mezzo-soprano
Christa Schönfeldinger, armonica de verre
Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Kent Nagano.
Jörg Widmann, Armonica
Richard Wagner, Wesendonck Lieder
Richard Strauss, Le Bourgeois Gentilhomme, suite d’orchestre op. 60
Concert du 22 mars 2022, Philharmonie de Paris.