Au Théâtre des Champs-Élysées Mark Padmore et ses musiciens de The Age of Enlightenment mettent admirablement en scène le drame de la Passion du Christ.
Le problème est simple. Comment, dans une société largement déchristianisée, qui n’a que peu de connaissance des Évangiles, transposer au théâtre lyrique, hors du cadre signifiant de la liturgie, une œuvre émanant de la foi luthérienne dont le but est de susciter chez ses auditeurs des émotions profondes qui permettent de raviver cette foi, et toucher nos contemporains au plus profond d’eux-mêmes ? En soulignant les liens entre l’antique tragédie et son principe de catharsis et le récit que Jean-Sébastien Bach façonne à partir de l’Évangile de Jean, entre sa Passion selon St Jean et le drame inhérent à l’oratorio qui met en scène des textes sacrés, de manière à rendre visible l’évidente pertinence de l’œuvre à leur yeux. La tentative n’est pas nouvelle et il y a plus de trente ans déjà le Théâtre des Champs-Élysées présentait une mise en scène de la Passion selon Saint Jean réalisée à Venise par Pier Luigi Pizzi.
C’est une proposition semblable que présentaient Mark Padmore et ses musiciens de The Age of Enlightenment sur la scène du TCE, mercredi 6 avril. Côté jardin, le petit orchestre, avec les cordes en première ligne. Au centre, l’orgue et les cordes du continuo, dont la mélancolique viole de gambe pour accompagner l’alto dans son douloureux « Es ist vollbracht ». Côté cour un petit chœur de douze chanteurs. Ses solistes restent dans le chœur lorsqu’ils jouent un rôle mais prennent place au centre du demi-cercle ainsi formé quand ils commentent le texte et servent de directeur de conscience et de truchement entre scène et salle, comme l’excellent Jonathan Brown, baryton, à la fois Pilate et prédicateur exégète dans les deux arias qui l’opposent au chœur « Eilt, ihr angefochtenen Seelen » et « Mein teurer Heiland », soulignant ainsi le drame inscrit dans la partition. Seul le Christ du jeune baryton Raoul Steffani se place en bord de scène devant l’orchestre, manière de manifester son statut d’exclu, d’étranger et de victime. Pas de géant barbu au timbre noir et aux graves abyssaux. C’est ici un Christ jeune et vulnérable à qui va notre compassion : il est bien difficile de ne pas faire le lien entre ses souffrances, à commencer par cette gifle imméritée que lui inflige un Serviteur, Tom Robson, ténor, et celles que nous transmettent quotidiennement les médias. Par contre, ce timbre noir et tranchant est celui de Philip Tebb, dans le rôle du traitre Pierre, comme à l’opéra.
Douze chanteurs dont cinq femmes, d’où un certain déséquilibre des voix dans le Chœur d’entrée, dominé par les voix d’hommes, ce qui disparait rapidement par la suite. Pas de chef gesticulant et offrant son dos au public. Le chef c’est ici L’Évangéliste du ténor Mark Padmore, placé dans la première ligne du chœur, qui s’adresse directement au public et qui vit intensément sa partie. Il trépigne parfois pour insuffler son énergie à son ensemble, ménage ses effets et ponctue son récit de petites pauses qui soulignent les affects du texte, et vous bouleverse dans l’épisode des larmes de Pierre, « und wienerte bitterlich » et l’aria « Ach, mein Sinn » qui suit. Chez les dames, outre Daisy Walford, soprano, la Servante qui interpelle Pierre, deux solistes. La différence de timbre n’était guère marquée entre Paula Murrihy, mezzo-soprano et le soprano de Mary Bevan. Sans doute ai-je trop écouté d’altos anglais, Kathleen Ferrier, Maureen Forrester ou même Janet Baker, qui ont gâté mon oreille. Certes cette partie d’alto ne descend pas en dessous d’un modeste Si bécarre. Mais, en dépit du grand talent de Paula Murrihy, j’aurais voulu des couleurs plus sombres et un contraste plus affirmé, notamment dans son premier air « Von den Sticken meiner Sünden » pour croire un peu plus à la confession de cette pécheresse au pied de la croix. Est-ce grâce au timbre voilé de la viole de gambe avec laquelle elle se mariait que j’ai plus apprécié sa prestation dans son bouleversant « Es ist vollbracht » ?
Mary Bevan a mis sa voix légère et agile à l’unisson des flûtes dans ses deux arias, passant de la joie confiante et communicative de la première au chagrin inconsolé de la seconde. Je n’oublie pas le ténor Laurence Kilsby, au timbre grave, percutant de présence et saisi parfois par sa propre émotion sans que sa ligne de chant en soit affectée, dialoguant avec l’orchestre dans ses deux arias de la deuxième partie. Il faut souligner la délicatesse de l’accompagnement des solistes de l’orchestre, viole d’amour et luth, pour le mystérieux « Betrachte meine Seel’» que distille Jonathan Brown et la rigueur des contrepoints du chœur dans les épisodes glaçants de la foule hystérisée.
Le motet de Jacob Handl (1550-1591) Ecce quomodo moritur justus (Voyez comment meurent les justes), emprunté à l’office catholique des Ténèbres de la Semaine Sainte et chanté le Vendredi Saint après le dernier chœur de la Passion dans les églises protestantes à Leipzig, concluait la représentation. Chanté a capella, il servait d’épilogue au drame et permettait de faire baisser la température émotionnelle suscitée par la Passion, de prolonger la méditation de chacun sur le mystère qu’elle évoque et d’assurer la transition vers le quotidien et ses contingences. Le public, qui jusque-là avait manifesté une attention et une qualité d’écoute rares, conscient de partager un moment extraordinaire, a sagement attendu le signe de Mark Padmore pour applaudir longuement et frénétiquement les artistes et, qui sait, obtenir un bis qui hélas n’est pas venu. Mais solistes, chœur et orchestre nous avaient tout donné.
Mary Bevan soprano (arias)
Paula Murrihy mezzo-soprano (arias)
Laurence Kilsby ténor (arias)
Raoul Steffani baryton (Le Christ)
Jonathan Brown Pilate
Mark Padmore direction et ténor (L’Evangéliste)
Membres du choeur
Daisy Walford, soprano, une servante
Tom Robson, ténor, un serviteur
Philip Tebb, basse, Pierre
Orchestra of the Age of Enlightenment
Choir of the Enlightenment
Jean-Sébastien Bach Passion selon Saint Jean
Jacob Handl Ecce quomodo moritur
Théâtre des Champs_Elysées, concert du mercredi 6 avril, 20h