Commençons par ce qui fâche : s’il est une œuvre qui nécessite plus que toute autre un silence et une concentration absolus avant que ne se fassent entendre ses premières mesures, c’est bien L’Or du Rhin, dont l’accord initial, sourd, à peine audible, plonge l’auditeur tout à la fois dans les profondeurs du Rhin et dans un temps des origines – celui de la création de l’univers succédant précisément au néant, au vide, au silence. Au lieu de quoi nous avons eu droit à l’habituelle querelle entre personnes arrivant en retard, dérangeant le public pour tenter de regagner leur place, et spectateurs offusqués refusant de les laisser s’installer. Une querelle obligeant le chef, prêt à attaquer le prélude, à reposer sa baguette, à attendre de longs instants, puis à commencer malgré tout, même si l’agitation dans la salle était loin d’être éteinte. Le reste de la soirée a été à l’avenant, avec commentaires de spectateurs à voix haute, sonnerie de téléphone intempestive au bout d’une demi-heure de musique, sans parler des quelques personnes qui, après la malédiction de l’anneau par Alberich, ont décidé de quitter la salle – évidemment en prenant leur temps et en faisant beaucoup de bruit. Sans commentaires…
Nonobstant cette attitude pour le moins déplacée – pour ne pas dire parfaitement impolie – de certains spectateurs, c’est à un Rheingold… en or que nous avons assisté. La raison de cette très belle réussite est à chercher dans une distribution parfaitement équilibrée et absolument dépourvue de point faible. Les chanteurs, à quelques exceptions près, ne comptent pas forcément parmi ceux que l’on entend le plus souvent en France, et beaucoup d’entre eux ont été pour nous de belles découvertes.
Michael Volle est un wagnérien émérite, familier notamment des rôles d’Amfortas, de Wolfram, du Hollandais… ou de Wotan, chanté notamment à la Scala, Tokyo ou Berlin. Même si l’autorité ne fait pas défaut au personnage quand nécessaire, c’est un Wotan plus humain que dieu hiératique et impérieux que dessine le baryton allemand.
© D.R.
En Loge, Gerhard Siegel propose un compromis entre ténor héroïque et ténor de caractère, deux types de voix auxquels peut être confié le rôle. C’est le « ténor de caractère » qui semble l’emporter en fin de soirée, visiblement en raison d’une certaine fatigue vocale… Samuel Youn a déjà chanté Wagner en France, à Marseille notamment où il était encore Wotan dans La Walkyrie, en février dernier. C’est Alberich qu’il incarne cette fois-ci : la voix sonne plus claire et plus tranchante que celles d’autres titulaires du rôle, ce qui permet au chanteur une grande précision dans la diction. Mais c’est aussi l’incarnation physique du personnage qui retient l’attention, le baryton brûlant d’envie de jouer son personnage, ce qu’il fait avec talent et conviction : il sera très chaleureusement applaudi par le public aux saluts finals !
Stephen Milling et Mikhail Petrenko sont des Fasolt et Fafner impressionnants à souhait (Stephen Milling n’a pas que la voix de Fasolt : il dépasse tous ses partenaires d’au moins une ou deux têtes, n’ayant nullement besoin de subterfuges ni d’accessoires pour incarner le géant !) ; Thomas Ebenstein arrache fort heureusement le rôle de Mime aux ténors aigres et nasillards ; quant à Issachah Savage (qui avait il y a quelque temps proposé un Siegmund de belle facture au public bordelais) et Thomas Lehman, ils sont de dignes Froh et Donner, le baryton délivrant notamment un noble et fier « Heda, hedo ! » avant l’entrée des dieux au Walhalla.
Côtés femmes, Jamie Barton fait valoir des moyens importants, mis au service d’une incarnation de Fricka plutôt sobre, le personnage apparaissant revendicateur sans être aigre ni râleur. On apprécie les belles envolées lyriques de Christiane Karg (Freia), et la voix de Wiebke Lehmkuhl convient idéalement à Erda, le timbre moiré de la chanteuse captant aussitôt l’oreille pour son unique intervention semblant provenir d’un au-delà (ou d’un en-deçà) spatial et temporel. Superbes, les trois filles du Rhin, aux voix à la fois différenciées et complémentaires : Erika Baikoff (Woglinde), timbre ductile et fruité capable de se figer dans l’émotion pour chanter le « renoncement à l’amour » ; Iris van Wijnen, Flosshilde à la projection impeccable ; Maria Barakova, superbe timbre de mezzo aux couleurs chaudes et profondes.
Yannick Nézet-Séguin © Hans van der Woerd
Mais les véritables triomphateurs de la soirée sont assurément le Rotterdams Philharmonisch, magnifique de précision (impeccables cuivres !), de densité comme de transparence, offrant un nuancier de couleurs impressionnants sous la direction d’un Yannick Nézet-Séguin avec qui, visiblement, l’entente a été excellente (les musiciens applaudiront chaleureusement le chef à l’issue du concert).
De fait, le jeune chef québécois a littéralement conquis le public : sa gestuelle à la fois souple, élégante et précise semble lui permettre de modeler le son à volonté, tirant le meilleur de l’orchestre et proposant une lecture de l’œuvre à la fois fermement et poétiquement architecturée, ne donnant jamais l’impression de juxtaposer les « morceaux à faire », mais au contraire de progresser sûrement, continûment, vers la lumineuse et resplendissante apparition finale du pont-arc-en-ciel. Aucun doute : Yannick Nézet-Séguin vient d’offrir au public du T.C.E. son ticket d’entrée au Wallhalla ! Espérons que nous n’aurons pas à attendre trop longtemps pour applaudir la première journée d’une tétralogie qui s’annonce exceptionnelle…
Wotan : Michael Volle
Loge : Gerhard Siegel
Alberich : Samuel Youn
Mime : Thomas Ebenstein
Erda : Wiebke Lehmkuhl
Fasolt : Stephen Milling
Fafner : Mikhail Petrenko
Fricka : Jamie Barton
Froh : Issachah Savage
Donner : Thomas Lehman
Freia : Christiane Karg
Wellgunde : Iris van Wijnen
Flosshilde : Maria Barakova
Woglinde : Erika Baikoff
Rotterdams Philharmonisch Orkest, dir. Yannick Nézet-Séguin
Das Rheingold
Prologue en un acte du festival scénique L’Anneau du Nibelung, livret du compositeur, créé le 22 septembre 1869 à Munich (Königliches Hof- und National Theater).
Concert du samedi 23 avril 2022, Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
2 commentaires
Petite coquille à corriger: Christiane Karg incarnait bien sûr Freia, et non Fricka… Mais quelle soirée! Merci pour ce beau compte-rendu!
Merci Frédéric pour votre vigilance ! C’est corrigé. S.L.