Festival d’orchestre grandiose, barbare et sensuel
À l’Auditorium de Radio France, le Chœur de Radio France, l’Orchestre National de France et les sœurs Labèque sous la direction de Fabien Gabel vibrent dans un fantastique triptyque Stravinsky, Poulenc et Florent Schmitt.
Atmosphère des grands jours jeudi 12 mai, à la Maison Ronde. Musiciens et chef en habit, ce qui devient inhabituel. Éclairages d’ambiance et caméras de télévision. Le plateau de scène de l’Auditorium est plein à craquer, encombré d’une foule de pupitres avec une débauche de percussions qui laissent subodorer un effectif orchestral « babylonien » digne des rêves les plus fous de Berlioz. Et pour cause ! Pour commencer, Le chant du rossignol, poème symphonique en trois parties d’Igor Stravinsky à l’instrumentarium pléthorique, précédait le Concerto pour deux pianos en ré mineur de Francis Poulenc, aux effectifs plus modestes, interprété par Katia et Marielle Labèque. Après l’entracte, deux œuvres de Florent Schmitt, le déroutant poème symphonique Rêves, op. 65 et le grandiose Psaume XLVII pour soprano, chœur et orchestre, op.38, à la nomenclature monumentale. Deux volets colossaux et rutilants encadrant une pièce plus intime de trois compositeurs strictement contemporains, laissant parler leur versant dionysiaque, barbare et sensuel.
Sarcastique Stravinsky
Composé quatre ans après Le Sacre du printemps, Le chant du rossignol, poème symphonique puis musique de ballet pour Diaghilev, recycle les thèmes du premier opéra de Stravinsky, Le rossignol (1914), d’après le conte d’Andersen, les pimentant largement de la sauvagerie et de la polytonalité du Sacre, avec une certaine dose de sarcasme, en écho à la Grande Guerre et à cette révolution qui fait un exilé du compositeur. Il y a parfois un côté « M’as-tu vu » dans cette partition et sa manière grand enfant de jouer avec un orchestre énorme qui essaye les combinaisons de timbres les plus inattendues, toujours réussies mais un peu à la limite, manière de dire « T’inquiète, je sais faire », comme ces touches de mode pentatonique, très « chinoases », comme l’aurait dit la Tasse (chinoise) dans L’Enfant et les sortilèges de Ravel. Et puis il y a ce rossignol vivant, qui chante, bien sûr, sur une flûte babillarde et se souvient des couplets de la Reine de Chemakha dans Le Coq d’or de son maître Rimski-Korsakov. Et cette trompette solo volubile, héritée du ballet Petrouchka, qui fend comme un scalpel et fait taire la plus épaisse des masses orchestrales. Époustouflant, mais quel défi pour le chef, que Fabien Gabel relève avec sang-froid et maestria, comme pour l’auditeur, incapable de siffloter le moindre motif de l’œuvre en sortant du concert.
Poulenc lyrique
Ce n’est pas le cas pour le Concerto de Poulenc, notre grand mélodiste. Commandé en 1934 par la princesse de Polignac, la célèbre « Tante Winnie », organiste et pianiste qui, avec son époux, fut en son temps un des mécènes majeurs de la musique et dont l’apport à la création est incalculable, il regorge de nobles cantilènes et de refrains populaires, évoque l’opéra, les (défuntes) guinguettes de bord de Marne, le music-hall ou Bali avec le gamelan qui clôt son premier mouvement. Parmi tous ses motifs à chanter, on se rappellera surtout celui du Larghetto central qui louche fortement sur Mozart, dont les sœurs Labèque ont souligné la grâce sans mièvrerie. Et puis il y a ces petites cellules mélodiques reconnaissables entre toutes qui constituent la patte personnelle de Poulenc et qui parcourent toute son œuvre. L’effectif instrumental est ici plus réduit mais on sent, comme chez Stravinsky, une certaine sauvagerie, celle que préconise Cocteau dans son Coq et l’Arlequin, que Fabien Gabel et les deux solistes ont su mettre en valeur, soulignant l’entrain du concerto, sa gaité comme sa mélancolie, car depuis Mozart on ne compose pas indument en ré mineur. Après la prestation enlevée et sensible de Katia et Marielle Labèque, on attendait comme bis un des songs de Gershwin ou de Bernstein qu’elles jouent souvent. Ce fut Le Jardin féerique qui conclut le Ma Mère l‘Oye de Ravel dans sa version originale pour quatre mains, d’une délicatesse et d’une émotion à faire pleurer les anges et votre serviteur.
Schmitt, mystérieux et monumental
Changement de plateau et retour de nombreux instrumentistes pour la deuxième partie du concert consacré à Florent Schmitt, qui revient dans les programmes de concert depuis quelque temps après une placardisation due à des attitudes équivoques pendant l’Occupation. On ne rouvrira pas ici le débat sur l’indépendance de l’œuvre et de l’artiste et je renvoie nos lecteurs au livre de Catherine Laurent sur Florent Schmitt pour se faire une opinion sur cet autre « Sanglier des Ardennes » dont l’œuvre foisonnante se résume pour le grand public à La Tragédie de Salomé de 1907 et au fameux Psaume XLVII. Les Rêves, créés en 1918, sont inspirés par un poème du symboliste Léon-Paul Fargue, qui dicte aussi une courte mélodie de son ami Ravel, apparemment anodine. Entamée en 1913 et terminée en 1915, l’œuvre de Schmitt tient plus du cauchemar poisseux et de l’hallucination, auxquels nous introduit une clarinette basse qui se souvient des Enchantements sur la mer de La Tragédie de Salomé. De courts motifs paraissent par vagues successives et meurent dans des paroxysmes ponctués de silence et c’est pour mieux conjurer la mouvante plasticité du rêve que Fabien Gabel dirige alors sans baguette cette œuvre mystérieuse et intense aux couleurs changeantes qui vous laisse suffoquant, blême et perplexe quant au sens de l’expérience musicale vécue.
Fabien Gabel reprenait sa baguette pour le monumental Psaume XLVII, immense louange fracassante de fanfares, —celles qui font tomber les murs de Jéricho—, et aux rythmes de danses plus inspirés par le Dagon ou le Baal des Philistins que par le David des Hébreux devant l’Arche. Œuvre inattendue pour un envoi de Prix de Rome, elle enthousiasme vu la maîtrise de la forme, la hardiesse de son architecture, l’équilibre de ses parties, la richesse des mélodies et de son orchestration, et la taille des effectifs mis en action. Difficile de ne pas frapper des mains avec le chœur de Radio France préparé par Martina Batič, au travail et à l’énergie remarquables, ou de se joindre à lui pour le choral « Parce que le Seigneur est très élevé et très redoutable » soutenu par l’orgue, ou la fugue déhanchée et chromatique qui suit et je m’étonne que les jeunes loups de la Com’ n’aient pas encore recruté Schmitt, comme ils l’ont fait avec Händel, pour annoncer la prochaine Coupe du Monde de Football. Précédé par le violon soliste de Luc Hery qui ramène un peu de calme, la soprano Marie Perbost, dans une robe verte accordée à la liturgie de la Pentecôte, a chanté sa prière fervente d’une voix ferme et sûre avant d’être rattrapée par le chœur pour la longue louange finale « Dieu est monté », la reprise du « Nations, frappez des mains » et la danse frénétique finale à laquelle Fabien Gabel, ensorcelé par la musique dont il était censé jusque-là être le maître, a joint sa chorégraphie toute personnelle. Pour ceux qui voudraient vibrer avec les privilégiés qui ont participé à ce concert et l’ont frénétiquement applaudi, ils rejoindront francemusique.fr ou France TV : un grand écran est alors recommandé pour jouir au maximum de cette exaltante cérémonie.
Marie Perbost soprano
Katia et Marielle Labèque piano
Chœur de Radio France
Martina Batič chef de chœur
Orchestre National de France
Luc Hery violon soliste
Fabien Gabel direction
Igor Stravinsky (1882-1971)
Le chant du rossignol, poème symphonique en trois parties
Francis Poulenc (1899-1963)
Concerto pour deux pianos et orchestre en ré mineur
Florent Schmitt (1870-1958)
Rêves, poème symphonique op. 65
Psaume XLVII pour soprano, chœur et orchestre, op.38
Auditorium de Radio France, jeudi 12 mai 2022