Le Roméo et Juliette le plus beau, le plus émouvant auquel il nous avait été donné d’assister jusqu’à présent est peut-être celui qu’avait proposé le regretté Colin Davis dans l’amphithéâtre de la Cité de la musique en juillet 1996, avec Nora Gubish, Laurence Dale, Michele Pertusi et l’Orchestre des Jeunes de l’Union Européenne. Quelque vingt-cinq ans plus tard, dans la vaste Salle des Concerts, avec l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, le Chœur de l’Opéra national du Rhin et le Chœur Gulbenkian au grand complet, l’ambiance est évidemment tout autre… mais l’émotion qui s’est dégagée de ce concert est tout aussi exceptionnelle.
Premier artisan de cette splendide réussite : John Nelson, à qui l’on doit tant d’éclatantes interprétations berlioziennes (d’un Benvenuto Cellini donné en 2003 à Radio France – et qui constitue sans doute la référence discographique de l’œuvre – aux plus récents Troyens proposés à Strasbourg en 2017, avec déjà Joyce DiDonato et l’Orchestre philharmonique de Strasbourg), et qui reste aujourd’hui sans aucun doute l’un des plus grands chefs berlioziens en activité. Le lecture du chef-d’œuvre de Berlioz qu’il nous a offerte ce soir est tout simplement stupéfiante, de maîtrise technique, de beauté sonore, d’émotion. La complicité avec ces musiciens qu’il connaît bien est complète, et l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, en très grande forme, se montre tout à a fois puissant, léger et précis. Mention spéciale aux bois, absolument superbes, et notamment au hautbois, envoûtant : nous aurons rarement entendu le long et tendre larghetto précédant la scène du bal à ce point maîtrisé ! Le bal, précisément, est irrésistible d’entrain et de brillance ; le scherzo (la reprise orchestrale de la reine Mab) joué pianissimo avec de très beaux effets de contrastes, séduit… Mais tout cela n’est rien au regard d’un « Roméo au tombeau » époustouflant, d’une intensité tragique exceptionnelle. Notons la grande qualité des chœurs, pleinement impliqués et réalisant de saisissants effets de spatialisation sonore lorsqu’ils interviennent hors scène ou lorsqu’ils sont divisés en deux (lors de la scène du tombeau ou de la scène finale).
Les trois solistes se situent au même niveau d’excellence. Il suffit à Joyce DiDonato d’ouvrir la bouche et de chanter une phrase (« Premiers transports que nul n’oublie ») pour calmer instantanément les spectateurs, quelque peu dissipés pendant l’Introduction et les premières mesures du Prologue : la beauté, la magie de son chant sont telles que, durant les 4 minutes que dure son intervention, elle tient sous son charme toute la vaste Salle des Concerts. On lui pardonnera aisément, dès lors, un léger cafouillage dans les paroles du premier vers de ses célèbres strophes.
Cyrille Dubois virevolte avec grâce et légèreté dans les méandres changeants et fantasques du scherzetto de la Reine Mab : il s’y montre tout simplement parfait. Impeccable, le frère Laurent de Christopher Maltman qui, comme dans son remarquable Œdipe à Bastille en septembre dernier, fait entendre un français d’une pureté étonnante.
À la fin du concert, accueilli triomphalement par le public, John Nelson, visiblement très ému, embrasse chaleureusement les artistes et fait applaudir Berlioz. Une concert mémorable et hautement émouvant : nous quittons la salle avec la conviction d’avoir miraculeusement eu accès à « cette poésie elle-même, / Dont Shakespeare lui seul eut le secret suprême / Et qu’il remporta dans le Ciel » ! Avis aux amateurs : John Nelson dirige Béatrice et Bénédict cet été au Festival Berlioz… Précipitez-vous !
Joyce DiDonato, mezzo-soprano
Cyrille Dubois, ténor
Christopher Maltman, basse
Orchestre philharmonique de Strasbourg, dir. John Nelson
Choeur de l’Opéra national du Rhin, dir. Alessandro Zuppardo
Choeur Gulbenkian, dir. Jorge Matta
Roméo et Juliette
Symphonie dramatique d’Hector Berlioz, livret d’Émile Deschamps d’après Shakespeare, créé en 1839 à Paris.
Philharmonie de Paris, Concert du vendredi 10 octobre 2022.