Israël en Égypte à la Philharmonie : Magnificent Handel !
René Jacobs enflamme la Philharmonie de Paris avec l’Israël en Égypte de George Frideric Handel
Qu’on me pardonne ce petit préambule mais je m’étonne de cette manie de germaniser le nom de notre cher Monsieur Handel, comme sur le programme de ce fabuleux concert. L’usage en a été consacré par Romain Rolland et les adorateurs de l’Allemagne musicale. Certes notre compositeur est né sujet du Margrave de Brandebourg. Mais il s’installe à Londres en 1717 et devient sujet britannique en 1727 sous le nom de George Frideric (ou Frederick) Handel. Il passe ensuite trente-deux ans au Royaume-Uni où il invente ce qu’on appelle l’oratorio anglais, fondé sur la Bible de Jacques Ier, un autre de ses monuments nationaux, comme notre compositeur si l’on en croit la grande Commémoration de 1784. Organisée vingt-cinq ans après sa mort dans l’abbaye de Westminster où il est enterré sur le modèle du Shakespeare Jubilee imaginé par le grand acteur David Garrick en 1769, elle met ainsi sur le même plan le Barde national et le compositeur. D’ailleurs au programme de la Commémoration qui le célèbre cinq jours durant, on donne de nombreux chœurs de son Israel in Egypt, de tous ses oratorios le seul qui donne une place aussi importante au chœur, image de la nation unie dans l’adversité alors qu’elle vient de perdre ses treize colonies américaines, et qui, comme le dit Pierre Dubois, « trouve dans la célébration de la musique de Handel la confirmation de sa grandeur. » Le style même de Handel, décrit alors par le musicologue Charles Burney comme grave, puissant et nerveux, semblait correspondre particulièrement bien au « caractère » de la nation anglaise, d’où l’immense popularité d’Israel in Egypt chez les sociétés chorales qui se développent en Grande-Bretagne à la fin du XVIIIe siècle. N’est-ce pas là un beau brevet d’anglicité ?
C’est encore la Bible qui inspire Handel. Il façonne son livret en empruntant directement au texte sacré comme dans Le Messie. Faut-il voir un reflet de l’esprit du temps dans la concomitance entre la création de l’oratorio, avril 1739, et la construction à Bristol du premier temple évangélique par de John Wesley, symbole du développement de ce méthodisme qui s’appuie sur la lecture de la Bible, rejette le latitudinarisme de l’Église anglicane comme la doctrine calviniste de la prédestination et plaide pour l’abolition de l’esclavage ? Il est tentant de le faire tant le livret donne place à la libération des Hébreux du joug égyptien que décrivent l’Exode et les Psaumes. La première partie, Les Lamentation des Israélites à la mort de Joseph, adapte partiellement l’hymne « The Ways of Zion do Mourn » composé en 1737 pour les funérailles de la reine Caroline, épouse de George II. La Partie II, L’Exode, est consacrée aux plaies d’Egypte, au passage de la Mer Rouge et à la destruction de l’armée égyptienne. Enfin la partie III, Le Cantique de Moïse, revisite les épisodes de la Partie II dans un vaste chant d’action de grâce suivi des acclamations du peuple devant la puissance de son dieu.
Pour ménager la transition entre les Parties I et II et rendre sensible le passage du temps, — quatre cent ans quand même —, René Jacobs avait choisi la célèbre marche funèbre de Saul, l’oratorio d’Handel créé en janvier 1739, considérée à l’époque comme le nec plus ultra du sublime en musique et jouée ensuite pour des funérailles nationales, comme celles de Churchill. Mais alors que Saul présente des personnalités fortes agitées de passions violentes, les solistes d’Israel sont anonymes, réduits à leurs emplois de soprano I ou basse II, fondus dans la masse du chœur. C’est surtout dans la Partie III que les solistes reprennent le plus leur fonction en venant chanter à l’avant-scène, comme pour le charmant duo « The Lord is my strength » entre les sopranos Robin Johannsen et Emmanuelle de Negri, ou celui, plus guerrier, « The Lord is a man of war » des basses Neal Davies et Yannick Debus qui détaillent avec vigueur la débâcle des cavaliers égyptiens, ou encore celui d’Alberto Miguélez Rouco, contre-ténor et Jeremy Ovenden, beau ténor mozartien.
Cette mise en espace reflétait la dramaturgie musicale pensée par Handel et accentuait le contraste entre la Partie I, plutôt contemplative et recueillie, et les deux autres. Handel ne résiste pas alors au plaisir de décrire en musique, de façon virtuose et pince-sans-rire, les plaies d’Égypte, comme les grenouilles, les mouches, les pustules, la grêle et les ténèbres, ou l’engloutissement des égyptiens, suscitant maints sourires dans l’orchestre devant le défi que pose alors l’exécution de leur partie, ou même ceux de solistes. Ainsi, Alberto Miguélez Rouco, contre-ténor au timbre rond et charnu remarqué dans la Partenope de Handel à l’Opéra Royal de Versailles en janvier dernier, le texte et la musique des violons aidant, semblait s’amuser des grenouilles « qui sautent jusque dans les lits et les pétrins des Égyptiens ».
Ces moments de figuralisme viennent égayer une partition volontiers monumentale et prodigue de fugues ou créér mystère et effroi, comme pour l’évocation des ténèbres, mais René Jacobs et ses troupes ont su jusqu’au bout entretenir cette tension indispensable pour éviter la sensation de numéros qui se succèdent, s’assurant par là même l’adhésion totale du public, attentif et concentré si j’en crois l’absence remarquable de tousseurs ou autres bruits parasites. René Jacobs disposait d’atouts majeurs : un plateau de solistes homogène aux voix bien timbrées et souples, engagés dans leurs parties malgré l’anonymat que leur confère la partition, à l’image du chœur de la Zürcher Sing-Akademie, instrument sensible aux très belles nuances qui épouse sereinement certains virages harmoniques délicats dignes de Gesualdo, et le Freiburger Barockorchester, à la fois recueilli et rutilant selon les circonstances, visiblement heureux de faire briller les joyaux de cette partition. Un ensemble d’un niveau d’excellence digne de convertir ceux qui rechignent encore devant les interprétations historiquement informées. Celle-ci était magistrale.
Freiburger Barockorchester, Zürcher Sing-Akademie, dir. René Jacobs
Robin Johannsen, soprano
Emmanuelle de Negri, soprano
Alberto Miguélez Rouco, contre-ténor
Jeremy Ovenden, ténor
Neal Davies, basse
Yannick Debus, basse
Israël en Égypte
Oratorio en trois parties de Georg Friedrich Handel, représenté pour la première fois en 1739 à Londres.
Philharmonie de Paris, représentation du jeudi 16 juin 2022.