Sans doute décuplé par la déception d’une partie du public de ne pas avoir pu assister, l’été dernier, en raison de la crise sanitaire, au concert du chœur et de l’orchestre du Teatro alla Scala, c’est plus de 5 000 spectateurs qui, dans une qualité d’écoute exceptionnelle, ont réservé un accueil délirant aux forces scaligères. Retour sur une fête mémorable.
Un gala célébrant Giuseppe Verdi dans son essence même
Il est de ces soirées dont le rédacteur de comptes rendus, même prolixe, doit d’emblée se résigner à ne pouvoir traduire l’intensité quand toutes les planètes, qui semblent s’être alignées au-dessus de la statue d’Auguste, décident de célébrer, avec l’éclat et le respect qui lui sied, l’astre du maître de Busseto.
C’est donc devant un amphithéâtre dont on est heureux de noter l’exceptionnel taux de remplissage que s’installent sous des applaudissements nourris – et déjà des bravos ! – l’effectif des quelque 170 membres du chœur et de l’orchestre, dont on se gardera d’oublier la banda positionnée de chaque côté de la scène, et dont la disposition laisse déjà pressentir une utilisation théâtrale grandiose. Aux sourires immédiats de ces artistes faisant irruption pour la première fois dans l’un des joyaux les mieux conservés de la Rome antique et prenant la mesure de ce que peut avoir de somptueusement impressionnant ce mur et son public, on ne peut s’empêcher de songer à ce je ne sais quoi d’irrationnel et de mystérieusement magique qui, d’emblée, vous fait ressentir – au sens littéral du terme – alors qu’aucune note ne s’est encore élevée, que vous allez passer une grande soirée.
En outre, c’est la perspective d’une nouvelle rencontre entre, d’un côté, l’une des phalanges et formations chorales les plus prestigieuses au monde et son directeur musical, depuis 2017, Riccardo Chailly et, de l’autre, la musique de Giuseppe Verdi, consubstantiellement liée à ces derniers, qui rend particulièrement excitant le moment. Curieusement, depuis sa légendaire gravure discographique de 1975, pour le label Deutsche Grammophon avec son directeur musical d’alors, l’illustre Claudio Abbado, la formation milanaise n’a plus élaboré un programme autour des grands chœurs de Verdi[1]. Comme le précise avec justesse dans le programme de salle la dramaturge des Chorégies, Claire Delamarche : « Verdi n’aurait pas été Verdi sans la Scala, et la Scala ne serait pas la Scala sans Verdi » : l’histoire de la passion, avec parfois ses brouilles inévitables, entre ces 2 monuments nationaux correspond tout simplement à une tranche du patrimoine culturel européen qui n’aura d’ailleurs pas échappé au public, n’hésitant pas, au cours de la soirée à saluer le maestro Chailly d’un sonore : « Viva Verdi ! Viva la Scala ! »
Succès populaire dans un souci permanent d’exigence artistique
Quel plaisir tout d’abord d’« entendre » le silence d’un public attentif au moindre solo d’un programme orchestral qui en regorge et qui, s’il en était besoin, inflige un cinglant démenti à ceux qui considèreraient encore que Verdi écrit avant tout pour les voix ! On n’avait pas entendu depuis longtemps, à un tel niveau d’excellence, de telles nuances dans la partie des bois, en particulier, dans le jeu magique d’Armel Descotte, ancien hautboïste solo de l’orchestre de l’Opéra de Marseille ayant franchi les Alpes pour rejoindre la Scala depuis 2017, qui fait merveille dans l’ouverture de Nabucco, le prélude d’Ernani ou dans le ballet du deuxième acte d’Aïda ! Mais il faudrait citer aussi le velouté du violoncelle dans le chœur « Gerusalem » des Lombardi, le son envoûtant des contrebasses dans le chœur des sorcières du premier acte de Macbeth ou encore le romantisme aérien des deux harpes dans la sinfonia de La Forza del Destino sans oublier la vigueur du timbalier, à la manœuvre dans le rare extrait du finale du ballet de Don Carlos !
Cet art des nuances et de l’écoute mutuelle des pupitres prend évidemment sa pleine dimension avec l’entrée en action du chœur, désormais sous la houlette du maestro Alberto Malazzi, lui aussi associé à la maison milanaise depuis de nombreuses années (il était, de 2016 à 2018, chef du chœur de l’Académie de la Scala) : dès les premières phrases haletantes de « Gli arredi festivi » de Nabucco jusqu’aux deux bis proposés (final du Prologue de Simon Boccanegra et reprise du chœur de la forge du Trouvère), c’est tout simplement avec les yeux écarquillés de l’enfant découvrant, émerveillé, ses cadeaux au pied du sapin que s’écoutent ces quelque deux heures de concert ! Même pour un habitué de la formation scaligère, on est littéralement scotché par la force de frappe sonore qui se dégage des ensembles, si éclatants, du chœur de l’autodafé de Don Carlo et de la scène du triomphe d’Aïda (avec, dans ce dernier cas, l’intervention, comme il se doit, des 6 trompettes thébaines!). Ce serait mal connaître le perfectionnisme de Riccardo Chailly que de conclure un peu hâtivement de ce qui précède que, dans tous les cas, l’orchestre, dans ce répertoire, navigue en terrain conquis d’avance et fera toujours son effet. C’est, au contraire, à la démonstration inverse que l’on assiste ce soir tant le maestro, visiblement très heureux de découvrir le lieu et ce public à la fois populaire et connaisseur, nous entraîne dans des tempi exigeants, sachant tour à tour traduire le souffle « risorgimental » (inoxydable « Va, pensiero » ; émouvant « O Signore, dal tetto natio » ; martial « Si ridesti il Leon di Castiglia[2] »), le romantisme pathétique voire fantastique (préludes d’Ernani et de Macbeth) ou encore les harmonies d’ombres et de lumières chères au Verdi de la maturité (prélude d’Il trovatore, sinfonia de La Forza del Destino). Rien n’est ici laissé au hasard et l’expression de reconnaissance régulièrement adressée par Chailly à ses musiciens et aux choristes (après le si bouleversant « Patria oppressa ! » de Macbeth en particulier) en dit long sur la relation privilégiée qui existe parmi ces artistes, conscients de leur excellence mais perpétuellement émus par le fait de faire musique ensemble et dans le désir d’être ensemble.
Pendant le dernier bis, reprenant le célébrissime chœur de la forge, le maestro parvient à faire applaudir en mesure un public aux anges qui n’oubliera pas de si tôt cette nuit italienne.
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[1] C’est donc désormais chose faite puisque ce programme vient de faire l’objet d’un enregistrement à paraître chez Decca, firme avec laquelle Riccardo Chailly est sous contrat.
[2] Voir sur la fonction du Chœur dans l’œuvre lyrique de Verdi le très complet article de synthèse de Stéphane Lelièvre « Verdi, l’homme de chœur(s) ».
Orchestre du Teatro alla Scala de Milan , direction : Riccardo Chailly
Chœur du Teatro alla Scala de Milan , direction : Alberto Malazzi
Verdi : Ouvertures, préludes, ballets et chœurs d’opéras
Théâtre antique d’Orange, concert du 20 juillet 2022