Le premier concert abbatial du 56e Festival de La Chaise-Dieu s’inscrit dans la continuité des précédentes éditions avec la poursuite de l’exploration des oratorios d’Alessandro Scarlatti par Thibault Noally à la tête de son ensemble Les Accents. Habitué du Festival, Thibault Noally restitue toute la beauté de l’oratorio romain quelque peu éclipsé par le chant napolitain qui lui vole la vedette dans le premier tiers du XVIIIe siècle. Le chef marche par ailleurs dans les pas de Gérard Lesne qui enregistra voilà plus de vingt ans, à la tête de Il Seminario Musicale, Il Sedecia, Re di Gerusalemme.
Les couleurs et les nuances sont, ce soir, tant dans les cordes que dans les voix des solistes. Thibault Noally restitue tous les contrastes et la variété d’une œuvre en vérité moins martiale et militaire qu’il n’y paraît, et dont émane une poignante intériorité. Les souffrances infligées au roi de Juda par le cruel Nabuchodonosor se muent en une véritable Passion où les accents militaires et la tonalité épique sont balayés par le drame tout intérieur vécu tant par le héros que par son fils et sa mère. Voilà une superbe et fort émouvante interprétation de ce chef-d’œuvre du compositeur palermitain.
Nous sommes en 1705, lors du second séjour romain (l’œuvre est créée à Urbino, ville de naissance du pape Clément XI) d’Alessandro Scarlatti et la guerre de Succession d’Espagne n’épargne pas l’Italie. Derrière le destin tragique du roi de Juda, c’est un tel contexte qui est perceptible, notamment lors de l’intervention des trompettes. Le chef de guerre tantôt triomphant, tantôt narquois est campé par le baryton milanais Renato Dolcini dans le rôle de l’impitoyable Nabucco. Le timbre est chaud et brillant et la voix assurée, elle gagne en rondeur dans les récitatifs pour rendre la terrible ironie du tyran, qui semble parfois presque paterne. Il n’en est que plus inquiétant. Elle acquiert parfois une certaine légèreté, voire désinvolture soulignée par le hautbois (Va’ d’Egitto ai Regi indegni). En face, le confident de Sedecia, Nadabbe, campé par Anicio Zorzi Giustiniani, semble impuissant et réduit à annoncer les avancées des troupes babyloniennes. Le ténor florentin ne démérite pas ; le timbre est cuivré, mais manque parfois quelque peu de relief.
Cependant le plateau est dominé par le trio de victimes que forment le roi Sedecia, sa femme Anna et leur jeune et passionné fils Ismaele. La guerre et la captivité forment une toile de fond qui permet de peindre les passions et les tourments intimes qui agitent la famille royale déchue. L’Anna de la mezzo Natalie Perez est absolument remarquable. Le personnage, comme la voix, se révèle progressivement. Le duo avec Ismaele, soutenu par le hautbois, scelle l’union de la mère et du fils. L’ampleur et la projection sans faille éclatent dans l’aria conclusive de la première partie « Fermati, o barbaro », alors qu’elle recommande à son fils le courage nécessaire face au tyran. L’air, souligné par la plainte splendide des violons, revient avec un éclat et une puissance redoublés dans la seconde partie et ce « Fermati, o barbaro » résonne longtemps dans l’abbatiale. Le contraste est saisissant avec le « Denso stuol dei miei pensieri » qui ouvre la seconde partie et qui a tout d’une prière. La soprano Marlène Assayag remplace au pied levé Emmanuelle de Negri, empêchée, et impressionne tant par sa maîtrise technique que par sa sensibilité dans ce rôle de prince fougueux et passionné. Lui sont dévolus certains airs parmi les plus virtuoses de l’œuvre. La voix est claire mais n’est pas sans rondeur et elle sied bien à la jeunesse du personnage. Dès sa première aria, « Del mio cor nel più segreto », c’est une âme qui est dévoilée au public, donnant le ton de l’ensemble de l’œuvre. Et c’est une âme qui s’éteint dans l’air d’agonie Caldo sangue qui tend vers le silence. Le contreténor Paul-Antoine Bénos-Djian en Sedecia allie une indéniable présence à une fort belle voix d’altiste propre à restituer toutes les épreuves endurées par un personnage au destin quasi-christique. L’engagement du chanteur est total. Le vibrato fort maîtrisé concourt à l’expression sensible de toutes les souffrances d’un monarque doublé d’un père. Si les oratorios vétéro-testamentaires de Scarlatti préfigurent ce que réalisera plus tard Haendel, c’est en vérité aux Passions de Bach que l’on se prend à songer, particulièrement dans ce sommet que constitue le duetto « Col tuo velo i lumi miei » entre Sedecia et Anna, véritable prière (per pietà) de ceux qui vont mourir.
Sedecia : Paul-Antoine Bénos-Djian
Ismaele : Marlène Assayag
Anna : Natalie Perez
Nadabbe : Anicio Zorzi Giustiniani
Nabucco : Renato Dolci
Les Accents, violon et dir. Thibault Noally
Il Sedecia, Re di Gerusalemme
Oratorio en deux parties d’Alessandro Scarlatti, livret de Filippo Ortensio Fabbri d’après l’Ancien Testament, créé à Urbino en 1705.
Concert du vendredi 19 août 2022, Festival de La Chaise-Dieu.