S’en aller sur les gouffres amers : Ravel, Britten et Debussy à Radio France

Vendredi 14 octobre, à l’Auditorium de Radio France, l’Orchestre Philarmonique de Radio France et le ténor Tuomas Katajala exploraient les états hypnagogiques de la conscience avec la Sérénade pour cordes, cor et ténor, op.31 de Benjamin Britten qu’encadraient deux œuvres « maritimes », Une Barque sur l’océan de Maurice Ravel et les Quatre Interludes marins extraits de Peter Grimes de Britten, qui sondent les gouffres amers ouverts sous la surface des flots.

Mal reçue par le public à la création, puis retirée par Ravel avant de devenir plus tard la pierre de touche des chefs d’orchestre vu sa complexité, Une Barque sur l’océan constitue une partition énigmatique qui exprime la fascination de Ravel pour l’élément liquide, ici peut-être celui de la baie de St Jean de Luz dont il est natif, longtemps soumise aux caprices dévastateurs du Golfe de Gascogne. Des motifs courts d’instruments solistes, peu souvent répétés, construisent un discours fragmenté où règnent les arpèges. Il juxtapose des touches de couleurs et alterne moments de calme et paroxysmes. Au charme ressenti à cette barcarolle aux rythmes complexes succède une légère inquiétude car sous le scintillement du clapot se devinent de longues lames de fond qui s’emparent de tout l’orchestre et soumettent l’esquif du titre, qu’on imagine frêle, solitaire et perdu dans l’immensité, aux caprices des houles, montant et descendant crêtes et vallées liquides, moments que l’orchestre et son chef ont su évoquer magnifiquement.

Venait ensuite un des chefs d’œuvre de Britten, sa Sérénade pour cordes, cor et ténor, créée en 1943 par son ami le corniste Dennis Brain et son compagnon, le ténor Peter Pears, qui commençait alors une carrière de soliste d’opéra, ce qui lui vaut de créer le rôle de Peter Grimes dans l’opéra éponyme deux ans plus tard. Composée alors que Britten travaille au livret de Peter Grimes, la Sérénade est construite comme une anthologie poétique et réunit six poèmes d’époques différentes, des jacobéens aux victoriens, autour d’un même thème. Elle évoque différentes atmosphères nocturnes, sereines ou sinistres, de la tombée du jour jusqu’à la minuit sur le mode humoristique, épique, mythologique ou fantastique et procède de l’attrait de Britten pour les états hypnagogiques, entre veille et sommeil, illustrés dans ses opéras ou dans le Nocturne, op. 60, de 1958, compagnon plus ambitieux de proportion de la Sérénade. L’écriture pour cordes est raffinée au plus haut point : Britten avait eu l’occasion de se faire la main pour sa Simple Symphony de 1934, ses splendides Variations sur un thème de Franck Bridge, op. 10, créées au festival de Salzburg en 1937 et surtout pour ses Illuminations, op 18, autre cycle vocal sur des poèmes de Rimbaud créé dans sa totalité à Londres en 1940, où les cordes, comme parfois chez Ravel, sonnent comme des trompettes ou des hautbois.

Au cor soliste, qui ouvre et ferme cette évocation de la nuit lors d’un Prologue et Épilogue, cadre formel favori du compositeur, Britten demande de jouer tous ses tours les plus difficiles et notamment ses harmoniques naturelles. À nos oreilles, elles sonnent comme autant de fausses notes et accentuent l’inquiétante étrangeté de certains textes comme celui de la célèbre Élégie de William Blake « Ô Rose, tu es malade ». Selon Britten, la partie de cor, ici plus importante que celle du ténor et l’encadrant, décrit le cheminement du péché au cœur de l’homme, installant au centre de la Sérénade, grâce à cette mise en abime, les préoccupations obsessionnelles et métaphysiques du compositeur au sujet l’ubiquité du Mal et de la corruption de l’innocence. L’Épilogue se joue en coulisse après le superbe Sonnet de John Keats, hymne au sommeil réparateur que le poète invoque pour le protéger des tourments de la Conscience importune qui tire sa force des ténèbres et pour verrouiller le coffret secret de son âme. Avec l’Elégie de Blake, le Chant funèbre qui menace du feu éternel le mauvais chrétien et le Sonnet de Keats, évocateur des terreurs que génère l’inconscient, on est loin du sens convenu du mot sérénade et l’Épilogue du cor, joué en coulisse, réplique dans le lointain du Prologue, porte à présent le lourd poids de tous ces affects.

Placés derrière les cordes, le corniste Antoine Dreyfuss et le ténor Tuomas Katajala formaient un duo impeccable. Tuomas Katajala a bien des atouts : timbre solaire, rond et velouté, aigus charnus et triomphants, vaillance héroïque pour le Nocturne « Bugle Blow » de Tennyson et une grande souplesse pour les vocalises serrées de l’« Hymne à Diane » de Ben Jonson. Mais il a les défauts de ses qualités et a chanté généralement trop fort, notamment dans la Pastorale de Charles Cotton où son entrée était trop en force par rapport aux cordes. Et s’il s’est joué de la tessiture tendue et des demi-tons aigus du Chant funèbre, il a fait preuve d’une bonne santé et d’un volume sonore ici hors de propos pour les premières mesures de cette passacaille terrifiante où le soliste répète inlassablement le même motif, gommant ainsi les aspérités de cette partition. Que n’a-t-il plus souvent écouté son partenaire, qui a su distiller les ambivalences de cette partition ? Dommage, car Tuomas Katajala a su rendre avec bonheur l’humour tendre de la Pastorale.

La seconde partie du concert s’ouvrait par les Six épigraphes antiques de Claude Debussy, à l’origine conçues pour piano à quatre mains (1916) et orchestrées par Ernest Ansermet en 1932. Cette évocation gracieuse d’une Antiquité grecque fantasmée présente la pâte habituelle de Debussy avec recours à la modalité et motifs pentatoniques, gammes par tons et quartes augmentées, souvenirs de gamelan indonésien, rythmes de danse et polyrythmie, pour évoquer des atmosphères contrastées, comme le caractère de pastorale de l’invocation au Dieu Pan, l’aspect inquiétant de la nuit ou la chorégraphie virevoltante de la danseuse aux crotales. L’orchestration d’Ansermet est absolument convaincante et retrouve les timbres préférés de Debussy tels qu’on les entend dans le Prélude à l’après-midi d’un faune ou La Mer et Mikko Frank s’est plu à souligner les subtilités de cette partition et sa grande sensualité.

Last but not least, le concert se terminait par les Quatre Interludes marins extraits de Peter Grimes de Britten, détachés de son premier opéra et présentés tels quels dès sa création, Britten évaluant justement la valeur marchande, —et spectaculaire—, de ces quatre pièces. On s’accorde à considérer les interludes qui ouvrent les trois actes de l’opéra, Aube, acte I, Dimanche matin, acte II, et Clair de lune, acte III, comme ceux qui décrivent le milieu naturel dans lequel se déroule l’opéra, le village d’Aldeburgh face à la Mer du Nord. Ceux des milieux des actes, comme Tempête, entre les deux tableaux de l’acte I, brosseraient un portrait psychologique de l’énigmatique pécheur qui, les pieds dans la vase et la tête dans les étoiles, fait face à l’hostilité du village. Certes, mais il s’agit d’une nature hostile et pleine de menaces. Aube oppose les figurations des cordes et des vents au choral menaçant et sombre des cuivres annonçant la future tempête. Dimanche matin s’ouvre par la volée désordonnée, confiée aux cuivres et aux vents, des cloches ivres de soleil sonnant l’office. Puis les cordes esquissent l’arioso d’Ellen « Glitter of waves » qui suit l’interlude et qui rend compte de la traitrise des cloches, des vagues et du soleil. Clair de lune construit un long crescendo des cordes comme une grande respiration, avant d’embraser tout l’orchestre pour évoquer le ressac des galets sur la plage et les longues houles qui viennent s’abattre sur le rivage, celles qui emportent Grimes au deuxième tableau de l’acte III. Tempête oppose un motif fugué de tout l’orchestre au thème lyrique des cordes « What harbour shelters peace? », fondé sur un arpège de neuvième qui symbolise les impossibles aspirations du pécheur, motif principal de son monologue-confession de l’acte I, premier tableau. Le retour du thème fugué, ponctué de quatre accords fortissimo conclut cette suite d’orchestre dont Mikko Franck et sa phalange ont souligné avec brio le dynamisme, le lyrisme et les couleurs volontiers crues et brutales.

 

Les artistes

Antoine Dreyfuss, cor
Tuomas Katajala, ténor

Orchestre Philarmonique de Radio France, dir. Mikko Franck

Le programme

Maurice Ravel  
Une Barque sur l’océan
Benjamin Britten
Sérénade pour cordes, cor et ténor, op.31.
Claude Debussy
Six épigraphes antiques (Orchestration d’Ernest Ansermet)
Benjamin Britten
Quatre Interludes marins extraits de Peter Grimes, op. 33a

Auditorium de Radio France, Paris, concert du vendredi 14 octobre 2022.