De façon surprenante, le récital solo se transforme en un concert avec deux personnages : le contre-ténor, et le flûtiste. Le premier est le contre-ténor anglais Tim Mead qui, après ses études au King’s College de Cambridge et au Royal College of Music de Londres, a entamé une carrière qui l’a conduit sur les grandes scènes du monde en tant que virtuose de la musique baroque et moderne, grâce à sa voix au timbre somptueux, à une excellente technique et à un style irréprochable. Mead fait partie de la dernière génération des contre-ténors, de celle qui a révolutionné l’approche de la musique baroque en faisant de ce répertoire une alternative viable aux opéras du XIXe et du début du XXe siècle qui remplissent les programmes des opéras.
Flûtiste, expert et passionné par le répertoire ancien et baroque, François Lazarevitch et son groupe Les Musiciens de Saint-Julien s’aventurent depuis 2006 à la découverte de pages méconnues, voire oubliées, appartenant à toutes les cultures musicales, de l’Inde à l’Irlande. Directeur artistique de l’ensemble, il collectionne des instruments anciens et est professeur au Conservatoire de Versailles, de flûte baroque et de musette de cour (sorte de petite cornemuse dont le son inimitable est la marque de fabrique de la musique des Musiciens de Saint-Julien ; de nombreux enregistrements sont disponibles).
Ce n’est pas la première fois que Mead et Lazarevitch se produisent ensemble : ils ont présenté en 2018 des œuvres d’Henry Purcell sur la scène de cette même salle ; ils proposent cette fois un programme centré sur la figure d’Antonio Vivaldi en tant que concertiste et compositeur d’opéra.
À la tête de son petit ensemble, composé de six violons, deux altos, deux violoncelles, une contrebasse, un luth et un clavecin, Lazarevitch commence la soirée en interprétant l’ouverture de L’Olimpiade, dont on admire le claquage rythmique et les attaques précises. L’atmosphère devient plus virtuose avec le Concerto pour flûte en do mineur RV441, l’instrument se mêlant parfaitement au timbre vibrant des violons, avant de s’envoler vers des cadences solistes magistralement résolues par le chef d’orchestre/interprète. On apprécie plus encore la belle couleur des cordes dans le Concerto pour cordes en sol mineur RV157, avec ce thème bondissant du premier mouvement, suivi du ton pathétique du second, puis du mouvement final, très animé. Une autre occasion d’entendre Lazarevitch en tant que soliste est fournie par le Concerto pour flûte en do majeur RV443, une page d’une grande virtuosité et au rythme de danse captivant, dans laquelle les rôles de soliste et d’orchestre alternent avec succès.
Le contre-ténor aborde un vaste pan du théâtre vivaldien. Mead présente deux airs de l’Orlando Furioso : « Cara sposa« , dans la version reconstruite par Federico Maria Sardelli, et « Sol da te, mio dolce amore« , dans lequel Ruggiero, ensorcelé par Alcina, perd la raison face aux beaux yeux de la sorcière. Le chanteur y déploie des mezza voce, de longues notes legato et des cadences sensuelles qui alternent avec celles de la flûte obbligato qui intervient pour partager le charme de l’amour qui a saisi le paladin.
Nous entendons également deux numéros de Giustino : dans « Vedrò con mio diletto« , l’empereur sur le point de partir en guerre fait ses adieux à sa femme Ariane, et Mead rend ici les coloratures expressives, en parfait accord avec le ton dramatique qui imprègne l’air, tandis que dans « Sento in sen ch’in pioggia di lacrime » nous redécouvrons la grande habileté illustrative du Prêtre roux qui traduit les gouttes qui tombent avec les pizzicati des violons et des altos. La voix du contre-ténor traduit ici des émotions diverses, même si ce n’est pas encore la tragédie qui nous attend avec » Gelido in ogni vena » de Farnace : les cordes déchirantes, les tressaillements glacés qui rappellent ceux de » L’hiver » des Quatre Saisons, les dissonances étirées par l’orchestre sous le chant de douleur d’un père en proie au remords d’avoir fait tuer son fils – du moins le croit-il, forment l’une des pages les plus intenses du théâtre lyrique du XVIIIe siècle. Tim Mead se montre à la hauteur des meilleurs interprètes de cette page célèbre.
Il existe deux versions de « Qual serpe tortuosa« , tirées de L’Olimpiade et de La fida ninfa. Dans cette dernière, l’aria d’Osmino est un bel exemple d’écriture habile, et le chanteur fait preuve d’une agilité brillante et d’un style approprié dans les variations du da capo. Celle de L’Olimpiade, dont l’ouverture a été entendue au début, conclut la partie officielle du programme : « Gemo in un punto e fremo« , l’air de Licida du deuxième acte, est d’un grand impact dramatique du fait de son rythme pressant et de ses plans sonores contrastés.
Les applaudissements nourris réclament un bis. Ce bis rend hommage à la nationalité du chanteur, car il appartient aux anciennes danses et ballades anglaises du XVIIe siècle (répertoire bien connu des Musiciens de Saint-Julien), dont nous avons ici un avant-goût grâce à un beau morceau de la collection The Queen’s Delight, » Drive the Cold Winter Away « . Le chant expressif de Tim Mead sera repris par le luth, le violoncelle, la flûte et enfin la musette, magistralement jouée par un Lazarevitch très talentueux. De Venise, nous nous sommes retrouvés dans les Highlands, mais le plaisir d’écoute reste intact.
Tim Mead, contre-ténor
Les Musiciens de Saint-Julien, dir. François Lazarevitch
Antonio Vivaldi
Airs d’opéras extraits d’Orlando furioso, Il Giustino, Farnace et L’Olimpiade.
Concerto pour cordes, concertos pour flûte & pour flautino
Paris, salle Gaveau, concert du mercredi 16 novembre 2022