La Tragédie de Carmen au Théâtre des Champs-Élysées

Cette tournée de La Tragédie de Carmen (production Jeanine Roze) à travers la France revêt un caractère particulièrement émouvant après la disparition, toute récente, de Peter Brook, qui avait signé l’adaptation de l’opéra de Bizet avec Jean-Claude Carrière et Marius Constant (pour la musique), et avait assuré la mise en scène du spectacle lors de sa création. Nous attendions cette représentation non sans une certaine appréhension : allait-on retrouver l’émotion qui nous avait saisi lorsque, enfant, nous avions découvert ce spectacle en 1981 ? Que resterait-il de l’ambiance très particulière qui se dégageait des représentations, alors données aux Bouffes du Nord, le spectacle se trouvant transposé dans le vaste et luxueux Théâtre des Champs-Élysées ? Et surtout, on annonçait une version concertante : réduite à une œuvre purement musicale, cette « tragédie » n’allait-elle pas perdre beaucoup de sa force dramatique ? De fait nos appréhensions se sont rapidement révélées infondées. D’abord parce que même si la mise en scène de Florent Siaud [1] n’a pu être proposée sur le plateau du TCE, les artistes parviennent fort bien à réexploiter le jeu d’acteur travaillé en amont, et donnent à voir bien plus qu’une simple version concertante : une réelle mise en espace, avec un vrai travail sur l’expressivité des visages, les déplacements, les danses, voire l’utilisation de quelques accessoires. Et surtout, musicalement, le spectacle est une vraie réussite.

L’adaptation de Brook/Carrière/Constant est évidemment bien plus qu’un simple digest ou pot-pourri de l’opéra de Bizet. L’œuvre a été repensée, resserrée ; certains personnages disparaissent (Mercédès, Frasquita), d’autres, tel Garcia, le mari de Carmen (présent chez Mérimée) sont réintroduits dans le livret. Plusieurs événements sont également modifiés : Carmen taillade le visage de Micaëla, et non celui d’une cigarière (la rivalité entre les deux femmes prend d’ailleurs une dimension nouvelle dans cette adaptation), et la gitane est tuée dans un lieu écarté, comme dans la nouvelle, et non devant les arènes où torée Escamillo. (C’est ici selon nous le seul élément qui se révèle être décevant, la double mise à mort, de la femme devant l’entrée des arènes, du taureau à l’intérieur même de l’amphithéâtre, constituant une idée véritablement géniale de la part de Meilhac et Halévy…). Musicalement, les premières mesures qui ouvrent le spectacle sont toujours aussi saisissantes (l’air des cartes joué par l’alto) ; et certaines trouvailles, dont nous avions perdu le souvenir, sont fort bienvenues, tel le duo José/Micaëla qui s’interrompt lorsque José pose la question « Qui sait de quel démon j’allais être la proie ? » pour laisser place à la réponse de Carmen, extraite de sa habanera : « L’amour… l’amour… » ; le motif que chante José lors du duo final (« Je ne menace pas… J’implore, je supplie ») et qui, joué au violoncelle, accompagne l’arrivée du soldat dans la taverne de Lilas Pastia ; ou encore l’accompagnement de la habanera par les timbales, qui confère à la page un aspect étrange et menaçant…

Dirigés par la jeune et talenteuse Fionat Monbet, les musiciens de l’ensemble musical Miroirs Étendus (quinze instrumentistes dont un pianiste, Romain Louveau, qui est aussi chef de chant) font montre de grandes qualités, lesquelles se révèlent tout autant dans les pages qui leur sont exclusivement dévolues que dans leur accompagnement des voix, sensible, toujours attentif et respectueux des chanteurs. Bravo notamment au percussionniste pour la précision de ses interventions, aux cordes  (violoniste et altiste) pour leur sensibilité, aux cuivres pour leur musicalité et leur justesse lors des dernières mesures de l’air de Micaëla.

La distribution n’appelle quant à elle que des éloges, jusqu’aux deux comédiens, Nicolas Vial (Zuniga) et Laurent Evuort-Orlandi, Lilas Pastia qui non seulement essuie consciencieusement  les verres de la taverne mais se livre aussi à une danse effrénée pendant la chanson bohème de Carmen !
Thomas Dolié profite de l’effectif orchestral réduit pour donner aux couplets d’Escamillo une délicatesse, dans la ligne de chant comme dans la diction, que l’on serait en droit d’attendre… dans une mélodie ! Cela confère au personnage une sensibilité nouvelle, loin du hâbleur un peu « brut de décoffrage » auquel on réduit parfois le rôle.
Depuis son séjour remarqué à l’Académie de l’Opéra de Paris, Marianne Croux a commencé une belle carrière de soprano lyrique. Sa Micaëla fait preuve de ses habituelles qualités de projection (avec des aigus particulièrement assurés) mais aussi de sensibilité, qui nous valent un « Je dis que rien ne m’épouvante » à la fois parfaitement maîtrisé et touchant.
Le personnage de José correspond particulièrement bien au profil vocal de Sébastien Droy, qui en possède les principales caractéristiques : tendresse, faiblesse, accès de colère et de brutalité… La délicatesse de sa ligne de chant et l’émotion qu’il insuffle à son interprétation de l’air de la Fleur ont fait de cette page l’un des moments les plus émouvants du concert.
Julie Robard Gendre, enfin, séduit par son timbre capiteux, ses graves assurés, son implication de tous les instants – mais aussi sa caractérisation fine du personnage, sorcière inquiétante autant que femme fatale prenant les hommes au piège de sa séduction. Une caractérisation qui doit certes à son chant, mais aussi à sa physionomie particulièrement expressive, capable de rendre compte finement des sentiments qui agitent le personnage.

Le public, venu très nombreux en ce dimanche matin, fait un triomphe aux artistes !

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[1] Elle vient d’être donnée à Foix, Sète, Tourcoing ou au Perreux et sera reprise à Grenoble le 29 novembre et à Perpignan le 1er décembre.

Les artistes

Julie Robard-Gendre, mezzo-soprano
Marianne Croux, soprano
Sébastien Droy, ténor
Thomas Dolié, baryton
Nicolas Vial, Laurent Evuort-Orlandi, comédiens

Ensemble Musical Miroirs Étendus, dir. Fiona Monbet

Le programme

La Tragédie de Carmen 

Opéra en version de concert dans la version revue par Peter Brook, Jean-Claude Carrière, Marius Constant, d’après Carmen, opéra-comique en quatre actes de Georges Bizet, livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy d’après Prosper Mérimée, créé à l’Opéra-Comique à Paris le 3 mars 1875.

Paris, Théâtre des Champs-Élysées, représentation du dimanche 27 novembre 2022.