Après Hulda, la Salle Philharmonique de Liège propose une superbe exécution des Béatitudes de César Franck à l’occasion du bicentenaire de la naissance du musicien.
Tandis que dans les rues, on klaxonne à tout-va pour fêter la victoire marocaine, c’est un tout autre match qui se déroule dans la Salle Philharmonie de Liège : la lutte du Christ contre Satan, en huit manches, combat dont l’issue est néanmoins jouée d’avance, car on sait bien que l’équipe des anges rebelles perdra forcément chaque round. L’oratorio Les Béatitudes, en son temps salué comme l’une des œuvres essentielles de la musique sacrée, est devenu une rareté, et il est heureux que César Franck souffle cette année ses deux cents bougies, sans quoi on ne l’aurait peut-être pas réentendu de sitôt. Évidemment, le texte choisi par le compositeur est assez calamiteux, à la fois trop court par rapport au développement de ses idées musicales, ce qui oblige à répéter de nombreuses fois les mêmes mots, et trop long par rapport à la matière même qu’il propose : chaque « béatitude » est en effet l’illustration d’une phrase conçue sur le modèle « Heureux les simples d’esprit, car le royaume des cieux leur appartient » (qui fait l’objet de la première des huit, après un prologue). À chaque fois, on nous présente d’abord les affligés – ou les méchants – après quoi Jésus en personne prend la parole pour expliquer qu’ils sont « bienheureux » ; tantôt on en reste là, tantôt l’on développe l’idée. Si Franck se montre très à l’aise dans l’évocation des misères humaines, un problème se pose en revanche lorsqu’il s’agit de dépeindre les pécheurs : il est difficile de prêter aux brutes et aux belliqueux une musique trop raffinée ou même trop belle, ce qui le conduit parfois à opter pour une pâle copie des scènes de ripaille des opéras de Meyerbeer. Heureusement, ce n’est pas toujours le cas, et la musique des élus, elle, est du meilleur Franck.
Si l’on donne rarement Les Béatitudes, c’est aussi peut-être parce que la partition exige des moyens considérables : un grand orchestre, un chœur nombreux, et toute une brochette de solistes qui n’ont pas tous un rôle majeur à défendre mais dont la présence est indispensable. Après avoir redonné vie au superbe opéra Hulda (voyez ici le compte rendu de Première Loge), l’Orchestre philharmonique royal de Liège poursuit un parcours exemplaire en offrant une très belle interprétation de cet oratorio. Cette musique convient décidément à Gergely Madaras, qui la dirige avec beaucoup de sensibilité et de goût. L’orchestre proprement dit n’est pas l’élément qu’on entend le mieux, car les voix se déploient presque constamment en concurrence avec les instruments, mais l’OPRL défend l’œuvre avec conviction. Préparé par Csaba Somos, le Chœur national hongrois offre la masse vocale ici nécessaire, avec près de soixante-dix chanteurs. Bien que sans doute moins familier du répertoire français que leurs compatriotes du chœur Purcell de Györgi Vashegyi, ces artistes ont une diction très satisfaisante de notre langue, où seuls le son « eur » et quelques voyelles nasales ne sonnent pas très idiomatiques. Quant aux solistes, on y trouve deux belles voix belges, aux deux extrêmes : Patrick Bolleire, Satan admirable de noirceur, et Anne-Catherine Gillet, d’un engagement qui force l’admiration dans chacun de ses petits rôles. La partition exige deux mezzos : remplaçant au pied levé une consœur indisposée, Héloïse Mas fait des étincelles en Mater dolorosa, tandis qu’Eve-Maud Hubeaux a finalement moins d’occasions de se mettre en avant. Il faut aussi deux ténors : John Irvin paraît d’abord un peu absent, mais se tire bien du solo de la quatrième béatitude, tandis qu’Artavazd Sargsyan sait se montrer émouvant dans les divers récits qui lui sont confiés, et manifeste une belle largeur de timbre dans la cinquième section (voyez ici l’interview que ce ténor nous a récemment accordée). Yorck Felix Speer n’intervient que dans deux ensembles, assez pour que l’on constate que la diction française n’est pas le point fort de cette basse allemande à l’organe sonore. Quant au Christ, le vainqueur de la soirée, il a la voix de David Bižić, dont les couleurs rappellent ici les meilleurs barytons d’école française. On retrouvera tous ces atouts dans l’enregistrement discographique à paraître prochainement chez Fuga Libera.
Anne-Catherine Gillet, soprano
Héloïse Mas, Eve-Maud Hubeaux, mezzo-sopranos
John Irvin, Artavazd Sargsyan, ténors
David Bižić, baryton
Patrick Bolleire, Yorck Felix Speer, basses.
Chœur national hongrois, Orchestre philharmonique royal de Liège, direction musicale : Gergely Madaras
Les Béatitudes
Oratorio en huit parties et un prologue de César Franck, sur un poème de Madame Colomb (de son vrai nom Joséphine-Blanche Bouchet), créé à Dijon le 15 juin 1891.
Concert du samedi 10 décembre 2022, Salle Philharmonique de Liège.