Roméo et Juliette à Genève : prise de rôle triomphale pour Benjamin Bernheim
Genève propose un superbe Roméo et Juliette en version de concert. Un triomphe pour l’équipe artistique, et plus particulièrement pour le chef, Sandra Hamaoui et Benjamin Bernheim.
Effervescence à Genève en ce mardi 10 janvier, dans l’étonnante salle de concert de l’ancien Bâtiment des Forces motrices : Benjamin Bernheim y propose son Roméo, tout juste après l’avoir chanté à Montreux – et avant l’Opéra Bastille, où il interprétera le rôle éponyme de l’opéra de Gounod en juin prochain. Le public, venu en nombre, accueille triomphalement la soirée, un accueil s’expliquant par plusieurs raisons…
L’orchestre et les chœurs, tout d’abord, se sont montrés au-dessus de tout éloge. D’une implication sans faille, les musiciens de l’Orchestre de Chambre de Genève ont rendu au mieux les couleurs tendres, lyriques, passionnées qui, à l’exception de quelques pics de violence (les premières mesures du Prélude, le final du troisième acte) confèrent à Roméo et Juliette sa singularité au sein des douze opéras composés par Gounod. (Bravo notamment à Pascal Michel pour avoir si bien fait chanter son violoncelle dans les lignes pleines de tendresse que lui a confiées le compositeur). L’Ensemble Vocal de Lausanne se distingue quant à lui par la très grande clarté de sa diction, mais aussi par l’homogénéité des différents registres (les sopranos notamment gardent une belle rondeur dans l’aigu). Chœur et orchestre sont placés sous la direction de Marc-Leroy Calatayud, chef associé de l’OCG pour la saison 22-23. Le jeune chef dirige amoureusement une partition qu’il aime et connaît parfaitement (il chante en dirigeant la quasi-totalité des paroles du livret) : si l’on a déjà entendu des préludes qui vous happent et vous plongent au cœur de la tragédie de façon plus saisissante encore, la montée en puissance du drame au troisième acte est superbement rendue, et surtout les pages élégiaques – les duos d’amour notamment – possèdent toute la tendresse et la sensualité discrète requises (il est dommage, dans ces conditions, d’avoir coupé la reprise de « Nuit d’hyménée »…).
Le public genevois est habitué aux mises en scène le plus souvent « décalées » proposées par le Grand Théâtre. Ce soir, le spectacle proposé par le Bâtiment des Forces motrices opère comme un retour aux sources : la musique de Gounod, rien que la musique ; le texte de Barbier et Carré, rien que le texte. Loïc Richard propose un peu plus qu’une simple mise en espace, un peu moins qu’une vraie mise en scène : un spectacle qui souligne les articulations du drame par un jeu d’acteurs travaillé et un dispositif scénique simple mais efficace : deux estrades permettant de souligner les oppositions entre les clans ou d’isoler ponctuellement, afin de les mettre en lumière, tel personnage, tel moment de l’opéra.
La distribution réunie pour ce concert s’est révélée de très grande qualité. On sait, depuis leurs prestations respectives à l’Opéra Comique en 2021, qu’Adèle Charvet et Philippe-Nicolas Martin comptent parmi les Stéphano et Mercutio les plus attachants du moment. La première propose un page espiègle et naïf avant d’être gagné par l’émotion devant le dame qu’il suscite malgré lui. La voix de la mezzo semble avoir acquis une nouvelle épaisseur et des teintes peut-être un peu plus sombres, ce qui n’ôte rien à la légèreté de l’interprétation ni à la précision des vocalises. Le second est un Mercutio très touchant, frivole et désinvolte dans l’air de la reine Mab dont, vocalement, le baryton ne fait qu’une bouchée, et atteignant une vraie puissance tragique dans sa révolte indignée au finale du III. Dans une forme vocale superlative, Jean Teitgen (qui participera également aux représentations parisiennes) est magistral en frère Laurent, dont il possède tout à la fois l’autorité, la noblesse de ton, la bienveillance – et l’inquiétante étrangeté dont il nimbe un « Buvez donc ce breuvage » porté par un legato souverain. Distribuer Jean-Sébastien Bou en Capulet relève du luxe ! Mais c’est surtout une excellente idée : plus jeune physiquement et vocalement que les interprètes habituellement distribués dans le rôle, Jean-Sébastien Bou s’y montre extrêmement émouvant, débordant littéralement d’amour pour sa fille au premier acte, au comble du désespoir lors de la scène de sa (fausse) mort.
De l’équipe très solide de seconds rôles se distinguent notamment Thomas Atkins qui, passé un premier aigu « à l’arraché » (« le trésor unique et sans prix »), campe un Tybalt vaillant au français très compréhensible, et la Gertrude de Marie-Thérèse Keller, particulièrement noble et digne – d’autant qu’on a coupé sa truculente scène interrompant le duo d’amour du deuxième acte, ce qui est un peu dommage, l’économie de la scène et le portrait du personnage s’en trouvant ainsi assez modifiés.
Nous avons été très heureux d’entendre Sandra Hamaoui dans un rôle de premier plan après sa Lisa très réussie dans La Sonnambula du Théâtre des Champs-Élysées en 2021. Son apparition est un enchantement, le sourire affiché par la chanteuse sur son visage se reflétant dans sa voix, qui déploie les difficiles coloratures de son entrée avec aisance et légèreté. La voix de la soprano est particulièrement intéressante : ses reflets cuivrés, parfois quelque peu sombres, ne sont pas ceux d’un soprano léger, mais plutôt d’un lirico leggero, et permettent de rendre également justice aux élans dramatiques que comporte le difficile – et long – rôle de Juliette. La chanteuse emporte l’adhésion grâce à une implication physique et vocale de tous les instants, même si une légère fatigue se fait entendre au quatrième acte, où l’air du poison appelle un peu plus d’ampleur et des aigus plus soutenus. Péchés véniels dans une prestation de qualité, très attachante, accueillie extrêmement favorablement par le public.
Reste Benjamin Bernheim, pour qui ce soir tout le public avait les yeux de Juliette ! Après d’éclatantes réussites en Faust, Werther ou Hoffmann, et après une prise de rôle new yorkaise annulée pour cause de Covid, les concerts montreusiens et genevois étaient pour le moins attendus… et le public n’a pas été déçu, qui a longuement acclamé le ténor à l’issue de la représentation. On retrouve dans son Roméo tous ce qui fait le prix des autres rôles français de Benjamin Bernheim. Chatoiement du registre aigu (les « Parais ! » de sa cavatine ont l’éclat irradiant des rayons du soleil !), sensibilité de l’interprète, ligne de chant nuancée, extrême clarté de la diction… C’est peut-être dans le registre élégiaque que le ténor séduit le plus, avec un « De cet aveu, si douce est la tristesse », un « Va ! Repose en paix ! » ou un salut au tombeau irrésistibles de poésie. Rendez-vous en juin à l’Opéra Bastille pour confirmer cette très belle impression, aux côtés d’Elsa Dreisig et dans un spectacle mis en scène par Thomas Jolly !
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Retrouvez ici Benjamin Bernheim en interview.
Lisez ici notre dossier sur Roméo et Juliette !
Roméo : Benjamin Bernheim
Juliette : Sandra Hamaoui
Frère Laurent : Jean Teitgen
Tybalt : Thomas Atkins
Mercutio : Philippe-Nicolas Martin
Stéphano : Adèle Charvet
Le compte Capulet : Jean-Sébastien Bou
Gertrude : Marie-Thérèse Keller
Duc de Vérone : Joé Bertili
Gregorio : Alban Legos
Benvolio : Etienne Anker
Pâris : Clemente Hernandez
Orchestre de Chambre de Genève, dir. Marc Leroy-Calatayud
Assistante à la direction : Judith Baubérat
Ensemble Vocal de Lausanne, dir. Marine Thoreau la Salle
Mise en espace : Loïc Richard
Roméo et Juliette
Opéra en cinq actes de Charles Gounod, livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après Shakespeare, créé à Paris au Théâtre-Lyrique le 27 avril 1867.
Genève, Bâtiment des Force Motrices, représentation en version de concert du mardi 10 janvier 2023.